Inégalités sociales et territoriales d'accès aux soins
LE DOSSIER DU MOIS
OCTOBRE 2022 :
Proposition de loi visant à favoriser l'accès aux soins dans les déserts médicaux
INTERVIEW
Inégalités sociales et territoriales d'accès aux soins
LE POINT DE VUE DE :
Didier Febvrel
L’enjeu de l’accès aux soins de premier recours autant qu’urgents occupe une place importante dans l’actualité des dernières années, avec une situation aujourd’hui qualifiée de critique. Lits d’hôpitaux, crise de l’accueil aux urgences hospitalières, difficultés d’accès à un médecin traitant, désertification médicale dans les zones rurales ou en périphérie des grandes villes. Quels sont les principaux problèmes auxquels les usager.e.s et les professionnel.le.s sont confronté.e.s aujourd’hui ?
Vous en citez de nombreux ! Dans le monde de la promotion de la santé, nous sommes conscients que ce n’est pas uniquement le système de soins qui est responsable de la plus grande part de l’amélioration de la santé d’une population, qui est liée à bien d’autres déterminants.
Ceci dit, quand vous avez un problème de santé, ou que vous sentez que vous avez besoin de l’avis d’un expert, c’est bien de pouvoir accéder à un professionnel de santé disponible et assez proche de chez soi – et pas forcément aux urgences. On connaît l’importance du système de soins et avoir une accès facile aux soins fait partie des demandes assez pressantes de la population, notamment dans des territoires touchés par la désertification médicale et par le défaut d’accès à des médecins.
Les principaux problèmes auxquels la population est confrontée sont, d’une part, de ne pas y avoir accès en temps et en heure – ce qui peut entrainer des renoncements aux soins, des retards de suivi, des dépistages retardés, etc. et, d’autre part, d’avoir accès à une personne avec laquelle on peut échanger sur sa santé, en qui l’on a confiance et qui peut expliquer l’intérêt d’une vaccination, par exemple.
Concernant les professionnels de santé, je souhaite distinguer les problèmes liés au secteur public hospitalier de ceux liés à l’exercice libéral. En effet, la crise Covid nous a permis d’observer que la pression hospitalière a été la variable d’ajustement et de choix des politiques publiques .
Du côté des professionnels de santé de proximité, les jeunes professionnels de santé (médecins, infirmiers, professionnels du paramédical, etc.) n’ont pas nécessairement envie de se retrouver dans un cabinet isolé, où ils sont le seul recours aux soins, avec des horaires de travail et une charge mentale qui sont trop conséquents.
Sociologiquement, et de façon logique, les médecins font partie des classes moyennes supérieures. Ça ne les dérange pas forcément de s’installer dans des déserts médicaux, encore faut-il que ce ne soit pas non plus des déserts culturels et de services publics et que la qualité de vie y soit bonne. Je pense qu’ils ont aussi le souci de pouvoir s’inscrire dans un exercice coordonné.
Pour résumer, les facteurs qui expliquent les problèmes actuels d’accès aux soins sont multiples et peuvent être très liés à un territoire. Au sein de la Fabrique Territoire Santé, nous sommes très sensibles aux questions d’inégalités sociales et territoriales de santé (ISTS), et nous faisons le constat que nous butons aujourd’hui sur le principe non remis en cause qui est celui de la liberté d’installation pour l’exercice libéral. La régulation qui voudrait qu’on puisse faire en sorte d’amener l’offre de soins dans les endroits où il y en a le plus besoin est très complexe. Elle dépend de la volonté des professionnels libéraux et de la volonté personnelle d’un médecin de s’installer. Au-delà de la médecine générale, il y a également la problématique des spécialités. Il y a moins d’ophtalmologistes, de gynécologues, etc. et cela crée, de fait, des inégalités.
De plus, il ne s’agit pas simplement d’installer un médecin pour que tout le monde puisse y avoir accès, mais de vérifier qu’il soit en capacité d’accueillir de nouveaux patients. Observons les indicateurs de l’offre de soins : le nombre de médecins installés à un endroit ne suffit pas à rendre compte de la réalité de l'accès aux soins égal.
Si on revient sur les problèmes liés aux usagers, ceux-ci sont tributaires des caractéristiques actuelles de problèmes de santé de la population française. Il ne faut pas non plus que les maladies épidémiques et infectieuses nous cachent le fait que ce sont plutôt les maladies chroniques qui sont véritablement un des problèmes de l’organisation des soins. Leur prévalence nécessite un système de soins de qualité, qui inclut des exercices coordonnés entre professionnels de santé, et parfois médico-sociaux et sociaux. La maladie chronique ne nécessite pas seulement un diagnostic et un traitement mais aussi un suivi global de la santé. Sans compter tout ce qui englobe les enjeux de prévention. Ces maladies chroniques peuvent être prévenues par des changements de comportement individuels et collectifs et par des actions sur les déterminants. Les personnes concernées nécessitent également d’être entourées de personnes aidantes, de professionnels du paramédical, bref d’un écosystème permettant un suivi de qualité au long cours, qui est la condition de leur maintien en bonne santé.
Ces questions d’organisation et de coordination des parcours de santé sont présentes dans le débat public depuis longtemps, et elles sont même inscrites dans la loi. Concrètement, encore faut-il pouvoir appliquer les dispositions prévues. Il y a eu des réseaux hospitaliers mais il y a maintenant une nouvelle organisation autour des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS). Un des objectifs de cette nouvelle coordination consiste à fluidifier les parcours et à pouvoir assurer une continuité dans les parcours de soins et de santé d’une personne.
Quelles perspectives peut-on envisager à échéance de cinq ans pour réduire les inégalités sociales et territoriales dans l’accès aux soins de proximité ?
Il me semble qu’un des enjeux qui se posent aux professionnels de santé qui s’installent à un endroit est de devoir s’impliquer dans la connaissance de leur territoire. Pas uniquement dans la connaissance des questions de santé de leur patientèle, mais aussi de l’endroit où les personnes vivent. Quel est leur cadre de vie, leur qualité de vie ?
Cela nécessite de s’attarder sur certains déterminants ; les problématiques de logement, de précarité, d’accès à la prévention, d’accès à une alimentation saine, etc. Il faut appeler à une nouvelle façon de concevoir l’exercice médical et de santé. Les médecins doivent développer un sens de leur territoire d’exercice, et se demander quelles en sont les caractéristiques. C’est indispensable. Ils doivent développer une réflexion plus globale et ne pas simplement s’intéresser à la maladie. Quand les médecins prescrivent un traitement par exemple, la question de « l’observance » de celui-ci est très liée à la manière dont les gens vivent et aux ressources auxquelles ils peuvent accéder. Résoudre cette question nécessite donc de développer une façon de voir les choses ancrées dans un territoire.
La responsabilité des pouvoirs publics est également en jeu. Il y a des questions d’accessibilité, de mobilité, de logistique, etc. qui nécessitent que la puissance publique (l’Etat ou les collectivités territoriales) facilite l’installation de ces médecins.
C’est totalement différent de vivre à 500 mètres ou à 10 kilomètres du cabinet médical le plus proche. L’urbanisme, les transports et d’autres déterminants peuvent agir sur cette problématique d’accès. Il faut rapprocher l’offre de soins de la demande et des besoins des personnes : les gens souhaitent que l’offre de soins soit la plus proche possible de chez eux. Et ce n’est pas si simple que ça.
La problématique des ISTS doit être raisonnée par une approche systémique et globale. On ne peut pas uniquement laisser aux professionnels libéraux le soin de se dire « c’est là qu’il faut que je m’implante ». La politique publique d’accès aux soins doit être organisée et régulée sous la houlette des Agences Régionales de Santé (ARS) et en lien avec les Unions Régionales des Professionnels de Santé (URPS), les médecins libéraux, les CPTS, etc., sans oublier les associations locales d’usagers ou d’habitants qui connaissent bien leur territoire et qui sont capables de dire si les réflexions ou les actions menées ou envisagées sont pertinentes, ou pas. Par exemple, à Marseille, des collectifs d’habitants soulèvent le problème de l’accès aux soins sous l’angle de problématiques différentes : l’absence de médecins, le manque d’accès à des locaux, des problématiques de santé récurrentes mais sous-appréciées, etc.
La Fabrique Territoires Santé s’intéresse actuellement à la réduction des inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins. Nous avons lancé un appel à projets sur ce sujet, notamment parce que nous souhaitons approfondir l’observation de la manière dont les démarches territoriales de santé (ASV, CLS, CLSM) sont concernées par la question de l’offre de soins et de l’accès aux soins.
Ces dispositifs sont primordiaux, puisque l’on a déjà des exemples d’Atelier Santé Ville ou de Contrat Local de Santé au sein desquels les coordinateurs.trices accompagnent l’implantation de l’offre de soin sur un territoire. Ils sont chargés du recueil des données, de la mobilisation des usagers, etc., et de tout ce qui concerne l’animation – au quotidien – d’une politique de santé.
Du côté des collectivités territoriales, des actions probantes montrent que les territoires s’engagent et ne peuvent plus dire « l’accès aux soins, ce n’est pas mon problème, c’est le problème de l’Etat ». Dans tous les cas, nous pointons la nécessité de coordination sur le territoire et de mettre à disposition des professionnels de santé publique pour animer cette coordination.
Pour résumer, je dirais que pour associer l’ensemble des acteurs à ces réflexions, les coordinateurs.trices des CLS et des ASV sont des acteurs et actrices pivots.
Quelle place occupe la démographie médicale dans ces difficultés ?
A l’heure actuelle, c’est très complexe. L’Agence Nationale de Cohésion des Territoires (ANCT), par exemple, reçoit des demandes de collectivités sur ce sujet, qui souhaitent trouver les leviers pour faciliter l’implantation de médecins sur leurs territoires. Quand vous avez un groupe de médecins qui sont d’accord pour travailler ensemble et qui demandent un local, c’est plus facile de répondre à cette demande qu’à celle d’un territoire qui se trouve confronté au schéma inverse : j’ai un local, maintenant il faut que je trouve des médecins…
Par ailleurs, le manque de professionnels spécialistes (comme les ophtalmologistes, les dentistes, etc.) est un vrai problème. Lorsqu’un patient doit attendre six mois pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste, en cas de problème qui s’aggrave il se retrouve forcément en consultation d’urgence à l’hôpital. C’est là qu’il faut qu’on regarde d’un peu plus près ; comment les services hospitaliers spécialisés peuvent mettre à disposition du temps médical dans des territoires où il est inexistant ? Il existe des endroits où il y a certainement assez de spécialités, mais elles sont regroupées dans un seul lieu. Il faudrait que les spécialistes hospitaliers se rapprochent de la médecine de proximité – dans des maisons de santé pluridisciplinaires par exemple. Pour répondre aux besoins, il faut donc de la souplesse aux modes d’exercice médical. Bien sur il y a des freins à cela : l’Assurance maladie l’autoriserait-elle ? Qu’en est-il des cabinets secondaires ? Sans compter la méfiance parfois des médecins libéraux vis-à-vis des hôpitaux parce qu’ils craignent pour leur patientèle, dans un contexte où le paiement à l’acte est la ressource de la médecine libérale.
Au-delà de ça, il y a aussi la fermeture pure et simple de certaines spécialités dans les universités, ce qui n’arrange rien. La gynécologie médicale a disparu, ça implique que ce sont aux médecins généralistes de se charger de ce volet dorénavant [Rappelons que les sages-femmes peuvent également assurer un suivi gynécologique, NDLR]. Ceci aura un impact sur la santé des femmes.
A quel échelon doit être menée la structuration des réponses aux besoins des populations : régional, départemental, infra-départemental ?
A tous les niveaux ! Il doit s’agir d’une politique infra-communale, communale, inter-communale, départementale et régionale et que chacun puisse voir ce qu’il peut faire à son niveau.
Les ARS ont un rôle central à jouer dans cette structuration, en se posant tout de même la question de savoir si elles ont la capacité de réguler l’offre privée. Ont-elles réellement des leviers d’action dans ce domaine ? C’est très délicat puisque la problématique est tellement différente d’un territoire à l’autre.
Si la réponse est infranationale, avons-nous besoin d’engager des changements structurels (par la loi ou le règlement) pour répondre à ces questions brûlantes pour les usager.e.s et les professionnel.le.s ?
Je réponds ici à titre personnel. On a vu qu’un projet de loi avait comme ambition de commencer à réguler l’installation médicale, mais il a été abandonné il y a quelques mois. Je pense que l’on n’échappera pas à des évolutions législatives pour, d’une manière ou d’une autre, commencer à réguler l’installation libérale dans le sens d’une limitation à la liberté d’installation.
Mais ce n’est pas si simple que ça. Les changements nécessitent de poursuivre des négociations avec le monde libéral. Le levier législatif seul ne suffira donc pas.
Il faut aussi repérer les mesures supplémentaires dont nous avons besoin pour que les territoires soient attractifs. Cette question est très liée à l’aménagement du territoire, enjeu qui nécessite d’être transversal dans la réflexion. Quand l’Etat ou une région imagine un développement territorial dans un dispositif X ou Y, il faut qu’elle intègre la réflexion sur la santé. L’offre de soins fait partie des services publics dont on s’attend à bénéficier sur tous les territoires.
Pensez-vous que la médecine numérique, et notamment la télémédecine, peut devenir un levier d’accès aux soins ?
Oui, elle peut être un levier d’action mais à condition qu’elle soit considérée comme un outil. Elle ne peut et ne doit pas remplacer le vis-à-vis avec un médecin car, pour des raisons évidentes, on ne peut pas faire d’examens corporels à distance. Cependant, pour des suivis de traitement, et beaucoup d’autres actes médicaux, elle peut être extrêmement utile dans des endroits où les médecins manquent.
L’enjeu principal de cet outil, c’est que certaines catégories de la population en seront exclues. Je pense notamment aux personnes âgées, qui sont un peu réticentes à utiliser ces canaux. La Fabrique Territoires Santé avait produit il y a quelques temps un dossier à propos de la fracture numérique, et la synthèse de ce dossier montre bien que les démarches d’accès aux droits qui sont de plus en plus dématérialisées sont parfois un frein à l’accès aux soins.
Pour y remédier, on invente des nouveaux métiers d’accompagnement. On peut citer les médiateurs de santé, dont le rôle prend de plus en plus d’importance. Le fait qu’il y ait moins de médecins ne fait pas baisser le nombre de demandes. Dans certains territoires, le volume de patients à recevoir dans une journée devient intenable pour les médecins. Dans cette situation, le rôle de médiateur prend tout son sens ; ils peuvent prendre le temps d’expliquer, de vulgariser, de répondre aux questions, de faire de la prévention, etc. Ce que les médecins ne peuvent plus faire, faute de temps avec le patient.
Et la délégation de tâches ou le partage de compétences à d’autres professionnels de santé ?
Certains actes médicaux ont été, peu à peu, délégués à d’autres professionnels, non sans difficultés. Je pense notamment à l’acte vaccinal. C’est une psite envisageable, mais certains freins sont bien ancrés. Il me semble qu’une part concerne la résistance des médecins à se détacher de leurs prérogatives. A l’inverse, attention aussi aux réticences de certains professionnels de santé à qui on pourrait déléguer trop de responsabilités sans qu’ils aient été formés pour les assumer.
Le succès des diverses initiatives envisageables réside dans la façon dont on réfléchit ces processus, on les organise, on les régule et on les évalue pour éventuellement les faire évoluer ensuite.
La proposition de loi visant à favoriser l’accès aux soins dans les déserts médicaux prévoit, entre autres mesures, d’allonger d’un an la durée des études de médecine générale afin de prévoir une année de stage dans une zone sous-dotée. Est-ce une bonne mesure pour contrer le déséquilibre démographique médical existant ?
Ça ne sert à rien de frustrer les futurs médecins. La qualité des soins est liée à la façon dont les médecins vivent leur profession. Il faut intégrer les enjeux culturels, les enjeux d’habitude, les représentations sociales, etc.
Pour moi, allonger d’un an la durée des études de médecine générale, ça fait beaucoup. Il me semble qu’ils font déjà des stages, pourquoi ne pas lier le stage en médecine générale à des zones sous-dotées mais sans allonger leurs études ?
En tout cas c’est une manière dont les étudiants pourraient servir l’intérêt général. L’Etat prend en charge une grande partie des frais liés aux études supérieures ; cela pourrait être une manière pour les futur.e.s médecins de rendre service à leur tour.
Les médecins doivent développer un sens de leur territoire d’exercice, et se demander quelles en sont les caractéristiques. C’est indispensable. Ils doivent développer une réflexion plus globale et ne pas simplement s’intéresser à la maladie.
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