Entretien avec Dominique Costagliola : "Disposer d’un test sérologique de dépistage du SARS-CoV-2 changera la donne : on aura une idée réelle de la taille de l’épidémie et une estimation de létalité"
[Cet entretien a été réalisé le 20 mars, puis relu et validé le 25.]
Cet entretien part d’un simple tweet de Dominique Costagliola, qui disait ceci : « La plupart des gens, y compris les épidémiologistes, ne comprennent pas les maladies infectieuses ». Cela nous a intrigués, et pour cause ! En situation de crise ou d’urgence sanitaire liée à une maladie infectieuse, l’analyse du phénomène procède souvent de l’épidémiologie, notamment pour ce qui concerne la dynamique d’une épi- ou pandémie et la définition de projections sur l’impact qu’elle aura. Ces éléments viennent fonder ou appuyer les décisions publiques, particulièrement dans le contexte d’une infection émergente pour laquelle il n’existe pas de tests de dépistage, de vaccin ou de traitement. Dans le cadre du COVID-19, ce sont les modélisations de l’épidémie qui ont fondé les décisions de fermeture des collectivités scolaires ou du confinement.
Nous avons donc interrogé cette biostatisticienne et épidémiologiste afin qu’elle partage son analyse, dont il nous a semblé qu’elle serait d’intérêt pour les acteurs de santé publique. Dominique Costagliola est Directrice de recherches à l’Inserm et Directrice adjointe de l'Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé Publique (Sorbonne Université/Inserm). Elle est spécialiste de la méthodologie des essais cliniques, et plus généralement de l’évaluation des médicaments ; à ce titre, elle siège dans de nombreuses instances, dont la Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé de la Haute Autorité de Santé. Dominique Costagliola participe au Conseil scientifique COVID-19 de l'initiative REACTing. Elle est membre de l’Académie des sciences.
Que vouliez-vous dire par ce tweet surprenant, surtout venant d’une épidémiologiste qui a consacré une bonne partie de sa carrière à une maladie infectieuse, l’infection à VIH ?
Lorsque j’ai commencé ma carrière, au début des années 80, on nous disait que les maladies infectieuses étaient derrière nous et que les maladies chroniques étaient désormais le sujet d’importance. En outre, on nous disait que les maladies infectieuses étaient un phénomène simple : un agent infectieux se répand et provoque une maladie. En réalité, c’est bien plus complexe que cela, comme nous le montre la tuberculose, par exemple : tous les porteurs ne développent pas la maladie ou ne peuvent pas transmettre l’agent, il y a un composante génétique à tout cela etc. Donc on dit beaucoup de bêtises sur le sujet. Ce qu’on a du mal à comprendre, aussi, c’est l’immunité grégaire, ce que les Britanniques ou les Néerlandais mettent actuellement en avant, c’est-à-dire le fait qu’à partir d’une certaine proportion de personnes infectées, la population est protégée. On ne comprend pas pourquoi on a réussi à éradiquer la variole : mais il suffisait d'immuniser 60% de la population et de garder ce niveau quelques années pour y arriver car il n'y a pas d'hôte intermédiaire ; seule l'espèce humaine peut porter le virus. Avec un R0 [NDRL : le taux de reproduction de base, soit le nombre de personnes à qui une personne porteuse transmet le virus, c’est-à-dire la transmissibilité] petit, par exemple de 3, une immunisation de 70% de la population suffit, et s’il est de 2, alors ce sera 50%. Dans le cas de la rougeole, le R0 est grand (12 à 18), donc on doit arriver à l’immunisation de 95% de la population pour que ça protège. Dès qu’on se relâche côté vaccination, d’ailleurs, ça repart… car elle très transmissible. Pour le SARS-CoV-2, l’estimation du R0 se situe entre 2 et 3. C'est de ce type de calcul que viennent les discours d'Angela Merkel disant que 70% des allemands risquent d'être infectés : évidemment, c’est repris sur le net comme « Angela Merkel dit que... ». Elle ne fait que répéter ce que les scientifiques lui ont dit sur la base de ces modèles.
Il y a problème, avec ce raisonnement qui lie le R0 avec le % de personnes qui doivent être immunisées (1-1/R0), qui ne tient que dans l’hypothèse où, si on a été porteur et que l’on a guéri, il y a une immunité acquise. Le SARS-CoV-1 [agent de l'épidémie dite du SRAS 2003] avait des caractéristiques différentes de SARS-CoV-2, au sens où le niveau de transmission était proche, mais on n’était transmetteur qu’après avoir eu des symptômes et tout le monde faisait une maladie sévère qui justifiait hospitalisation… Il n’y avait pas de cas asymptomatiques. On repérait les gens touchés car ils allaient mal, et on les sortait de la chaîne de transmission via l’isolement. Cela a suffi pour que ça ne revienne pas, sans qu'un pourcentage élevé de la population ait été infecté. Cela illustre que la prédiction des modèles n'a pas forcément besoin de se réaliser pour qu'on réussisse à contrôler la situation. Pour le SARS-CoV-2, rien ne dit que le modèle s’applique. Rien ne dit qu’en utilisant les modèles que l’on connaît on va faire les bonnes prédictions. Mais c’est une façon de raisonner, un cadre, un univers possible du futur.
J’ai fait ce tweet sur les épidémiologistes qui ne comprennent rien aux maladies infectieuses en réaction à l’un des leaders mondiaux des épidémiologistes cliniques qui disait que nous n’avions pas assez de données pour justifier le confinement… Il lui manquait un élément de raisonnement sur ce qu’est une maladie infectieuse et ses logiques de propagation. Ce n’est pas une maladie cardiovasculaire ! Ces acteurs qui ont dit qu’il fallait attendre de savoir pour agir, notamment quand il a été question de mesures comme le confinement, ont dit des bêtises. En matière de maladies infectieuses, « attendre de savoir pour agir » signifie qu’on prend le risque que des centaines de milliers de morts surviennent avant qu’on en sache davantage sur ce qui est en train de se passer.
Quand on voit ce qui se passe quand l’épidémie COVID-19 démarre, dans les pays où on ne fait rien, l’incidence devient rapidement très élevée. Je ne fais pas de mathématiques compliquées pour le voir ou le comprendre, je me fonde sur les cas diagnostiqués. Le nombre de ces cas dépend bien sûr de la politique de test, donc il faut être prudent sur cette question, mais disons que l’on se fonde sur le nombre de cas graves, que l’on doit voir à peu près partout de la même façon. On voit que ça flambe, en croissance exponentielle (une « ligne droite », si on utilise une échelle logarithmique). Donc on a quand même l’impression que si on ne fait rien, ça flambe et ça submerge le système de soins du fait d’un grand nombre de passage en réanimation et de décès.
Des gens disent que l’on aurait dû être confiné.e.s début mars. Mais il y a dix jours, à la télévision, des intervenant.e.s, y compris d’éminents médecins, se demandaient si on n’en faisait pas trop face à cette « grippette »... On aurait pu prendre des mesures dès que l’Italie a été touchée mais socialement, c’était inacceptable. Aujourd’hui, avec plus de 1 000 personnes en réanimation, c’est plus acceptable. Ce qui est vraiment bête, et que je ne m’explique pas, c’est qu’on ait maintenu le 1er tour des élections, alors qu’on disait qu’on allait fermer les écoles le lendemain.
Comment analysez-vous la stratégie de dépistage actuelle, et surtout les discours qui la défendent ?
Comme d’autres, j’ai du mal à comprendre les raisons de ne pas faire plus de test… le problème, c’est que nous n’avons qu’un test manuel, donc il faut beaucoup de gens pour le faire, il faut aussi beaucoup de réactifs et beaucoup d'écouvillons de prélèvement. C’est un obstacle pour faire une politique de dépistage larga manu. La chose qui manque, et qui est une priorité majeure : disposer d’un test sérologique. Les premiers articles sur le sujet sont sortis dans les revues scientifiques. Un tel test n’est pas simple à développer pour les coronavirus, surtout du point de vue de sa spécificité, car nous devons tou.te.s avoir des anticorps à certains coronavirus (Il y a cinq types de coronavirus qui circulent en France). Est-ce que l’on arrivera à faire quelque chose de spécifique qui différencie SARS-CoV-2 de SARS-CoV-1 ou de MERS ? Ce n’est pas évident. Mais cela changera la donne : on aura une idée réelle de la taille de l’épidémie, si tant est qu’on ait des anticorps une fois guéri et que l’on en garde si l’on a, même en étant porteur sans signe. On saura donc précisément qui l’a eu, et on disposera d’estimations de létalité, ce dont on manque actuellement. Ceci dit, on n’a pas beaucoup de données sur le nombre de tests effectués en France. A ma connaissance, les données publiées au début de la semaine du 16 mars sur le site de Santé publique France, donnait la situation au 15 mars : depuis le 13 mars, on en est à plus de 4 000 par jour. Du 24 févier au 15 mars, 36 747 tests ont été effectués, dont 6 153 positifs.
Ce qui me frappe dans la dynamique de l’épidémie, et que je ne sais pas comment interpréter quand je compare la dynamique en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et aux Etats-Unis : depuis le 16 mars, la France « décroche » par rapport à l’Allemagne en termes de nombre de cas : est-ce lié au nombre moins important de tests effectués chez nous ou au fait que les mesures fonctionnent ? Je n’ai pas d’éléments pour pouvoir le dire. Les Etats-Unis nous ont dépassés, la courbe d’incidence est plus pentue que chez nous.
L’autre complication que beaucoup de gens ne comprennent pas : on parle du nombre des cas annoncé par le ministère de la Santé comme étant celui des personnes contaminées… alors qu’il ne s’agit que des personnes diagnostiquées ! C’est frappant, et c’est pareil que dans le VIH, où l’on doit expliquer tous les ans cette différence aux journalistes, par exemple. Les données que l’on a, ce sont les gens malades et dépistés. Le temps qu’ils soient malades et qu’on les teste, il se passe 8 ou 10 jours. Aussi, quand on prend une décision sur la base du nombre de cas à J0, on a 8 jours de retard. C’est une donnée critique pour la diffusion d’une maladie infectieuse.
Dans la situation actuelle de l’épidémie, quelles sont pour vous les priorités d’action ?
Aujourd’hui, la priorité doit aller à ce que les personnes malades hospitalisées n’aient pas besoin de respirateur et que l’on n’ait pas besoin de les mettre en service de réanimation. Passer par la réanimation pour une période longue peut avoir des conséquences lourdes sur la vie des gens, même s'ils en sortent. Pour les personnes hospitalisées, on n’a peut-être pas besoin d’antiviraux aujourd’hui car, sur la base des données disponibles, les personnes malades semblent avoir souvent contrôlé spontanément la charge virale au moment où leur situation clinique s'aggrave. Les antiviraux pourraient être particulièrement utile pour la prévention chez les soignants, bien sûr. Un essai de prévention chez les soignants est en préparation à base d'antiviraux : si l'une des approches testée dans cette étude marchait chez les soignants, on pourrait élargir à la population générale pour diminuer la période où l’on est contagieux. En matière thérapeutique, on peut investiguer des pistes immunologiques : des résultats d’une étude de petite taille en Chine sont spectaculaires, c’est cela qu’il faut tester à plus large échelle. Un projet s’organise en France et devrait bientôt débuter. Pour l’instant, nous n’avons rien de disponible pour les personnes qui sont hospitalisées. Cela pourrait être le cas dans quelques semaines, à la suite des essais thérapeutiques qui vont être lancés.
Pourtant, l’actualité des derniers jours se cristallise autour des options thérapeutiques disponibles pour soigner, traiter voire guérir les malades du COVID-19 actuellement hospitalisés ou porteurs de formes graves. Il est en particulier question de la chloroquine, un médicament antipaludéen, qui aurait démontré son efficacité dans essai mené à Marseille par l’équipe du Pr. Didier Raoult. Que pouvez-vous nous en dire ?
Cette étude ne répond pas aux exigences minimales de rigueur qu’on attend d’un essai clinique. Elle ne permet donc pas de démontrer ce que ses promoteurs défendent dans les média, à savoir l’efficacité thérapeutique du médicament. Il est possible que la chloroquine ait un intérêt dans la lutte contre le virus SARS-CoV-2 et le COVID-19, mais pour l’heure, nous ne pouvons pas dire lequel. Comme évoqué précédemment, un essai de prévention de la transmission chez les soignants, qui utilise la chloroquine est prévu. Mais, en tout état de cause, cet essai marseillais a été mené en dehors de tous les standards méthodologiques de bonne pratique, et il ne démontre pas l’efficacité de ce produit en traitement de la maladie[1].
Comment réagissez-vous, alors, lorsque vous entendez des médecins, d’éminents professeurs de médecine parfois, d’anciens responsables institutionnels comme Jean-Luc Harousseau (ancien Président du collège de la Haute Autorité de Santé) et des hommes politiques appeler à une prescription large de ce produit aux malades ? Ils arguent du fait que, en l’absence de toute thérapeutique validée, il faut leur donner la plus grande chance de survivre à travers un accès au médicament que l’on pourrait appeler « compassionnel ». Qu’en pensez-vous ?
En l'absence de thérapeutique validée, ce qu’il faut faire, c’est mener vite et bien des essais randomisés permettant de sélectionner les pistes thérapeutiques les plus prometteuses.
[1] Pour le détail, on peut consulter ici l’analyse que Dominique Costagliola a conduite des résultats de cette étude.