Edito n°04/2020 de la Revue Santé Publique : Numeri regunt mundum (Les nombres régissent le monde)
Edito du n°04/2020 de la Revue Santé Publique
Numeri regunt mundum (Les nombres régissent le monde)
Edito de Mathieu Corteel, Docteur en philosophie, Université Paris-Sorbonne (Paris 4) et
Auteur de Le hasard et le pathologique, Presses de Sciences Po, Paris, 2020
Suspendus et attentifs aux déclarations officielles, nous nous sommes familiarisés avec le désormais célèbre indice du R0. En évaluant les risques encourus à partir de cet indice, nous avons scénarisé l’évolution de la pandémie au sein de nos sociétés et imaginé une hypothétique sortie de crise grâce à une action directe sur les facteurs de propagation de la COVID-19. Mais quelle est la teneur d’un tel scénario ? N’y a-t-il pas dans nos projections statistiques une part de fiction ? Si cet outil mathématique est utile pour fonder des choix politiques, ne convient-il pas de communiquer également sur ses limites et d’articuler ses apports avec ceux des sciences humaines et sociales, afin de nourrir un débat démocratique ? Certaines décisions politiques de prudence semblent en effet nécessaires pour se prémunir des risques liés aux scénarios possibles, tant l’incertitude sur leur évolution reste grande.
Pour se faire une idée du problème actuel, rappelons que le R0 résulte d’un travail de recherche en cours sur la reproduction des virus. Cette recherche débute en 1911 à l’issue d’une réflexion initiée par Ronald Ross sur la prophylaxie de la malaria. En relevant l’impossibilité de tuer tous les moustiques pour stopper la progression de la maladie, Ross eut l’idée de réduire la quantité de moustiques infectés au sein d’une population saine sous un seuil de densité critique afin d’endiguer l’épidémie1. En prenant appui sur différents travaux consécutifs2, Anderson G. McKendrick et William O. Kermack parviennent en 1927 à identifier l’évolution du nombre de cas secondaires contaminés. Il s’agit dès lors d’identifier le seuil critique de densité à ne pas dépasser en fonction de la nature de l’épidémie, le but étant toujours d’endiguer numériquement une épidémie en stabilisant la reproduction de l’agent infectieux au sein d’une population.
Seulement, comme l’indiquent McKendrick et Kermack en préambule de leurs calculs, « L’un des problèmes les plus importants en épidémiologie est de vérifier […] si l’interaction des divers facteurs d’infection, de rétablissement et de mortalité peut entraîner une interruption, alors que de nombreux individus infectés sont toujours présents dans une population3 », ce qui dépend de la nature du virus : certains virus perdurent en effet, même stabilisés, sous ledit seuil de densité critique, attendant patiemment la levée des mesures barrières. Autrement dit, en ce qui nous concerne actuellement, nous ne savons pas dans quel scénario infectieux l’histoire de la pandémie de COVID-19 trouvera sa conclusion : parviendrons-nous à endiguer l’épidémie en réduisant la reproduction du virus, ou bien ce dernier se prolongera-t-il dans le temps sous un seuil de densité faible sans qu’on puisse pour autant s’en défaire ? Il est possible que l’épidémie reprenne et se poursuive jusqu’à ce que la totalité ou presque de la population ait été infectée. Quelles conséquences découlent du choix de se fonder sur les calculs du R0 et de tenter d’endiguer l’infection ? Les mesures sanitaires actuelles font le pari d’une sortie de crise en agissant sur les différents facteurs de transmission du virus. Mais que se passera-t-il si ces mesures sanitaires ne nous y conduisent pas et que la contamination à terme de l’ensemble de la population devient inéluctable ? En dépit de l’incertitude sur la pertinence de se fonder sur le R0 dans le cas de la pandémie COVID-19, les politiques font le choix d’utiliser les calculs statistiques pour suivre l’évolution de l’épidémie, mais aussi pour légitimer des mesures sanitaires strictes. Au point qu’en définitive, ce n’est pas le virus en soi qui a changé nos vies, mais bel et bien les normes qui découlent de l’usage fait de l’indice du R0, associé à d’autres chiffres tels que le taux de remplissage des services de réanimation. Afin de sécuriser le plus grand nombre de citoyens, les statistiques sont ainsi convoquées pour fonder de nouvelles normes coercitives modifiant, au rythme de leurs variations, les rapports sociaux, les pratiques de soin, les modalités du travail, la libre circulation des individus au sein des territoires et plus généralement la vie en société.
Cette réflexion n’est pas nouvelle. La politique actuelle prolonge la tradition utilitariste en favorisant le plus grand bien pour le plus grand nombre. En confinant la population pour réduire la reproduction du virus sous un certain seuil, on limite la souffrance commune à une minorité de la population qui, par son activité professionnelle (santé, action sociale, transport, industrie, éducation, sécurité, énergie ou commerce) ou ses conditions de vie (absence de domicile, mal-logement, surpeuplement, hébergement en maison de retraite, en structures d’accueil pour personnes handicapées, foyer, résidence sociale ou prison) est exposée à un risque plus important4. La raison calculatrice tend ainsi à étaler la contamination dans le temps, en la déplaçant sur une population qui, par sa situation socioprofessionnelle, son état de santé, son âge ou encore son logement prend sur elle la plus grande part du risque collectif. En proclamant le fait que l’application de ces règles engendre un plus grand bien collectif, on efface dans le quotient ce contingent d’infortunés. En quoi les statistiques légitiment-elles cela ? Comme en témoignent les travaux d’A. Desrosières, les statistiques constituent un langage et un espace commun de négociation, dont il faut tâcher de démêler les ambiguïtés sous-jacentes, afin d’établir une évaluation du politique et de ses actions5. En mettant en avant le plus grand bien pour le plus grand nombre, tout individu rationnel adhère à ce choix, sans toutefois se rendre compte qu’il augmente considérablement les risques pour une partie de la population. Dans notre situation pandémique, il semblerait que l’espace commun de négociation statistique ait été mis de côté à la faveur de ce qu’A. Supiot dénonce sous le concept de « gouvernance par les nombres », à savoir la poursuite d’objectifs, de résultats, de normes et de comportements chiffrés par l’État, qui sert l’économie politique avant de servir la société civile6.
Le risque pris est énorme socialement car les statistiques et les probabilités de la pandémie attisent nécessairement les craintes et les espoirs. Les courbes de reproduction du virus et les mesures sanitaires sont en quelque sorte devenues des promesses faites au peuple qui ne pourront peut-être pas être tenues. Seulement, elles attisent un désir de vérité en même temps qu’une foi irrationnelle dans l’avenir. Qu’adviendra-t-il donc si les espoirs sont déçus et les craintes sur l’inanité des mesures sanitaires confirmées ? Assistera-t-on à un divorce encore plus grand entre la connaissance scientifique, les institutions et l’opinion publique ? Le scandale du Lancet, qui a révélé la manipulation des données médicales concernant l’examen clinique de l’hydroxychloroquine a contribué à renforcer la méfiance de l’opinion publique. La défiance envers la science et l’État ne sera-t-elle pas dès lors exacerbée ? Malgré l’incertitude, le Gouvernement se doit de suivre les chiffres pour éclairer ses décisions. Mais en s’en servant pour légitimer les mesures sanitaires, il se déresponsabilise par lesdits chiffres, tout en éludant une part de risque non négligeable qui pèse sur l’avenir. D’ailleurs, face à certains effets délétères à la fois économiques et sociaux, on assiste systématiquement à une focalisation du débat public sur la question de la responsabilité des décideurs politiques. Mais chercher des responsables dans l’anonymat des statistiques ne conduit-il pas nécessairement à la poursuite illusoire d’un bouc émissaire ? N’est-ce pas là le signe d’une véritable rupture entre les institutions et la société civile ?
Que faire pour redonner de la confiance dans la science et les institutions et pour construire un avenir commun, en composant avec un virus à l’évolution et aux transformations incertaines ? En expliquant les apports, les limites et les obstacles épistémologiques qui entourent la rationalité statistique, et en y articulant les apports des sciences humaines et sociales, il semble possible d’étendre le débat citoyen et de fonder les décisions sur un processus démocratique affiné. La délibération citoyenne doit en effet permettre de composer une perspective à long terme sur le bien commun à constituer pour l’avenir, tout en prenant en compte l’exigence de preuve statistique pour le présent. La justice sociale doit tenir lieu de critère d’évaluation des choix politiques, eu égard à la souffrance actuelle et à venir d’une partie non négligeable de la population.
En complément, afin de faire naître un nouveau projet de société à long terme, ne devrait-on pas montrer une plus grande prudence politique et économique face à l’incertitude ? Devant le creusement de l’écart des richesses, l’accélération de la transformation technologique et écologique de notre société, des mesures s’imposent pour ne pas abandonner un contingent de citoyens. Considérer l’accès pour chacun à un travail, à un logement décent, à une éducation et aux services de santé suppose aujourd’hui d’engager des dépenses importantes dans le secteur public. En renforçant la capacité d’accueil des hôpitaux publics et l’assistance médicale au moyen du Fonds de relance européen, il serait envisageable de réduire l’impact de l’épidémie sur la morbidité, sur la mortalité et sur leurs conséquences individuelles et sociales. Par ailleurs, en considérant la possibilité d’un revenu universel de base, nous pourrions anticiper la hausse inéluctable de la précarité liée à l’épidémie et aux mesures sociales de confinement. Les acteurs politiques doivent oser assumer la responsabilité de leur décision par-delà des objectifs chiffrés à court terme, en considérant une visée commune pour une société d’avenir en prise avec le virus.
1 Ross R. The prévention of Malaria, London: John Murray; 1911.
2 Ross R, Hudson HP. An application of the theory of probabilities to the study of a priori pathometry (Part I). Proceedings of the Royal Society London (Series A). 1916;638(92):212-25. DOI : https://doi.org/10.1098/rspa.1916.0007 ; Ross R, Hudson HP. An application of the theory of probabilities to the study of a priori pathometry (Part II & III). Proceedings of the Royal Society London (Series A). 1917;650(93):212-40. DOI : https://doi.org/10.1098/rspa.1917.0014
3 Kermack WO, McKendrick AG. A contribution to the mathematical theory of epidemics. Proceedings of the Royal Society of London (Series A).1927;772(115):701.
4 Dubost CL, Pollak C, Rey S (dir.). Les inégalités sociales face à l’épidémie de COVID-19. Paris : Dress ; 2020 (Les dossiers de la Dress, n° 62).
5 Desrosières A. La politique des grands nombres. Paris : La découverte ; 1993.
6 Supiot A. La gouvernance par les nombres. Paris : Fayard ; 2015.
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