Liberté, plaisir et santé : comment concilier santé publique et choix individuels en temps d'épidémie ? Le point de vue d’une société régionale de santé publique
La Société régionale de santé publique Poitou-Charentes a pour objectif de favoriser et de contribuer au débat public en apportant un éclairage basé sur les connaissances scientifiques, les expériences et les savoir-faire de ses membres en lien avec la Société française de santé publique, dont elle est membre.
Notre association organise régulièrement des colloques régionaux et a choisi, pour 2021, le thème de la conciliation des choix individuels avec la responsabilité collective. Pour aborder ce thème, plusieurs réunions ont été planifiées en 2020 dans les départements de l’ancienne région Poitou-Charentes, en région Nouvelle-Aquitaine, qui visent à réunir des populations aux quatre étapes de la vie : personnes âgées, adultes, adolescents, parents et professionnels de la périnatalité. La première réunion sur le point de vue des personnes âgées s’est tenue à Saintes le 10 mars 2020, quelques jours avant le début du confinement liée à la pandémie du COVID-19.
Les membres de l’association ont souhaité témoigner de leur solidarité au regard de ce que nous vivons avec cette épidémie et amorcer une réflexion sur la santé publique de demain.
Sans doute, il y aura un avant et un après confinement, pour ne pas dire « un avant et un après COVID-19 ». Car c’est bien le confinement qui aura touché chacun dans son intimité et lui aura fait prendre conscience de l’importance de ce qui fait notre santé : ses déterminants. Ils ont été modélisés par Dahlgren et Whitehead et incluent les conditions socio-économiques, culturelles et environnementales de notre pays[1]. Ces conditions déterminent nos environnements de vie et de travail. Ces milieux de vie conditionnent, eux, notre réseau social et communautaire, qui est en lien avec les modes de vie que nous adoptons.
Ainsi, les conditions socio-économiques dictées par les politiques publiques conditionnent notre système de santé et les conditions de travail des acteurs de la santé, dont les soignants, qui sont en première ligne de cette épidémie. En France, malgré les annonces de la Stratégie nationale de santé 2018-2022, ce système de santé est critiqué pour être centré sur les soins davantage que sur l’implication et la réorientation de tous les services de santé, y compris non hospitaliers, vers la prévention. Cette critique est fondée sur les données françaises des inégalités sociales de santé et de la mortalité prématurée évitable[2]. Aujourd’hui, de manière aigüe, les ressources du soin et de la prévention s’avèrent insuffisantes ; elles le sont de manière chronique. C’est donc la place de la santé, dans sa globalité, dans les politiques publiques qu’il faut questionner, alors même que dans les réseaux communautaires, la santé occupe une place centrale. La ssanté n’est-elle pas en effet perçue par les français depuis longtemps comme le bien le plus précieux ? Le lien social n’est-il pas, par essence, un élément de la santé ?
Après la crise que nous traversons, la place de la santé dans les politiques publiques sera d’autant plus à questionner que nous assistons à une rupture bio-psychosociale.
Psychosociale, car le caractère précieux du soin, du fait de ses ressources limitées, est devenu criant pour la population. Que l’on manque de lits aujourd’hui dans des services de réanimation français et que nos soignants aient à faire des choix éthiques difficiles fait sans doute prendre conscience à chacun de ce bien individuel précieux qu’est la santé. La Société régionale de santé publique Poitou-Charentes préfère parler de prise de conscience plutôt que de perception du risque, qui est une vision épidémiologique plus anxiogène. Ainsi, notre association recommande de ne pas retomber dans l’hygiénisme et l’éducation à la santé de l’après-guerre, mais bien de faire de l’éducation pour la santé[3]. Adopter ce paradigme de l’éducation pour la santé, c’est œuvrer au développement des aptitudes individuelles, en tentant de faire évoluer les croyances, les attitudes et les pratiques, en augmentant les connaissances sur les risques, certes, avec un langage adapté au niveau de littératie en santé de chacun[4], mais surtout en développant des aptitudes individuelles « salutogènes », dont le pouvoir d’agir des personnes[5] et la capacité de gérer ses émotions.
Rupture biologique également, car le système de santé a été construit à partir de strates difficiles à coordonner. S’il est difficile de faire travailler ensemble un hôpital psychiatrique et un hôpital général en période normale, comment cela en serait-il autrement en période de crise sanitaire aigüe ? De même, s’il est difficile de développer une véritable politique de santé en faveur des plus vulnérables (malades chroniques, personnes âgées, populations précaires…), comment peut-il en être autrement à l’heure actuelle ? Que penser des activités de prévention, telle que l’éducation thérapeutique du patient, qui se voient brutalement dépossédées de leurs moyens ? Qu’en sera-t-il demain ? Cette crise sera-t-elle l’occasion de développer des partenariats difficiles à faire reconnaître jusque-là ?
La première réunion publique tenue par notre association en 2020 a montré qu’être en bonne santé, c’est avoir accès aux soins, avoir une vie sociale, disposer d’un logement adapté, bénéficier de loisirs, être autonome, être utile, être acteur de sa vie. Finalement, la santé, c’est disposer d’un équilibre entre les quatre piliers de la qualité de vie : sécurité, santé, liens sociaux et ressources personnelles[6]. Il ne sera plus possible d’aborder la santé de manière thématique et isolée. Il faudra trouver des espaces permettant de réfléchir sur comment mobiliser et développer ces quatre piliers.
A l’avenir, redonnons du sens, de l’écoute et du lien social : c’est aussi ça la santé.
Plus que jamais, cette crise appelle à l’adoption des stratégies de promotion de la santé décrites depuis plus de 30 ans : développer des politiques publiques saines, renforcer l’action communautaire, développer les aptitudes individuelles, créer des milieux favorables et soutenants et réorienter les services de santé vers la prévention[7].
Gageons que cette période, que nous pourrions appeler une période de retour sur soi pour aider les autres, permettra de prendre la mesure de l’intérêt collectif pour notre liberté individuelle, et qu’ainsi la santé, ou la vie tout simplement, redeviendra un plaisir.
Albouy-Llaty M, Terrier G, Fillion C, Poupin C, Strezlec S, Boudjella M, Blossier P, Rastocque P, Gouget S, Roux MT, Chavagnat JJ. Les auteurs sont membres de la Société régionale de santé publique Poitou-Charentes.
[1] Whitehead M, Dahlgren G. What can be done about inequalities in health? Lancet. 1991 Oct 26;338(8774):1059-63
[2] Haut conseil de la santé publique. Place des offreurs de soins dans la prévention. Rapport, 2018.
[3] Tessier S. Les éducations en santé : éducation pour la santé, éducation thérapeutrique, éducation à porter soins et secours. 2012. Editions Maloine.
[4] Rootman I, Gordon-Bihbety D. Littératie en matière de santé. Association canadienne de santé publique, 2008.
[5] Aujoulat I, Marcolongo R, Bonadiman L, Deccache A. Reconsidering patient empowerment in chronic illness: a critique of models of self-efficacy and bodily control. Soc Sci Med. 2008 Mar;66(5):1228-39.
[6] Bauman C, Erpelding ML, Regat S, Collin JF, Briançon S. Le questionnaire de qualité de vie WHOQOL-BREF : valeurs des références françaises des dimensions santé physique, santé psychologique et relation sociale. Revue d’épidémiologie et de santé publique 2010 : 58 :33-39.
[7] OMS. Charte d'Ottawa sur la promotion de la santé, Ottawa: Organisation mondiale de la santé; 1986.