A propos de la pandémie Covid : un troc entre libertés individuelles et choix collectifs
L’homme ne possède la qualité d’homme que s’il est libre et indépendant de la volonté d’autrui. Or qu’est-ce qu’une épidémie, sinon un troc entre libertés individuelles et choix collectifs ? N’y a-t-il pas là le risque d’une dictature ? A tout le moins, le risque d’un viol des libertés ? Telle est la thèse défendue par Barbara Stiegler et François Alla[1] . Non sans outrances.
Mais il y a risque, en effet, un risque jamais aussi douloureusement illustré que par le cas de Mary Mallon, dite Typhoid Mary, une cuisinière irlandaise de 37 ans porteuse du bacille typhique, convaincue en 1907 par les services sanitaires de la Ville de New York d’avoir contaminé gravement trente‐deux clients des restaurants où elle officiait. La Ville obtiendra que Mary soit enfermée à vie. Au gré des sanitarians de la Ville, la contrainte était pleinement justifiée étant donné l’obstination dont la cuisinière avait fait preuve à refuser de changer de métier. Plus près de nous, le Public Health Security and Bioterrorism Preparedness and Response Act promulgué en juin 2002 étendra les pouvoirs de police du gouvernement fédéral des États‐Unis, au‐delà des personnes infectées, aux personnes exposées et potentiellement contagieuses. Vieille et lancinante question de la coercition des asymptomatiques.
Le bien commun ou, si l’on préfère, le respect de l’intégrité physique et morale de la société, est en droit d’exiger des mesures extraordinaires. Ici encore, les exemples ne manquent pas dans le passé. L’un des plus parlants tient à la prolongation du confinement après leur guérison des malades du typhus ou de la peste dans la Toscane de l’âge classique. Après guérison, loin d’être renvoyés chez eux, les résidents des lazarets étaient dirigés vers des maisons de convalescence, non pour les aider à se rétablir, mais afin de les maintenir isolés de la société. On croyait alors qu’un convalescent pouvait être contagieux pendant un certain temps. L’idée n’est pas sotte, on la retrouve dans le SRAS (2003) ou encore avec Ebola (2014-15).
Toutefois, ces deux exemples ne doivent pas nous égarer. Pour pénible que le confinement ait pu être en 2020, il n’approche pas la cruauté des mesures prises en Toscane au XVIIe siècle. Si « dictature » il y a, il apparaît comme une dictature « par invitation ». La notion de troc change tout, en effet. Les individus déposent leurs libertés entre les mains de l’autorité souveraine en échange de leur sécurité parce que la société politique a justement pour fonction d’assurer à l’individu la plus grande sécurité possible. Cette égalité devant la mort justifie l’obligation rationnelle de tous les citoyens envers une autorité capable en principe de protéger la vie de tous, et ce non seulement à l’échelle nationale mais aussi à une échelle transcendant les frontières nationales.
Oui, la notion de troc change tout. Tous les membres de la société se considèrent comme égaux dans un domaine (celui d’un risque universel et inévitable dû à une contamination par le virus) qui dépasse en importance tous ceux où leurs inégalités sont flagrantes. La liberté de chaque individu ne peut donc être légitimement limitée que par des obligations et des règles assurant à tous la même liberté et la même indépendance. Le « harm principle » (principe de non-nuisance) de John Stuart Mill n’est qu’une reformulation de cette proposition (On Liberty,1859).
Ce sont les populations qui décident d’appliquer (ou non) les mesures restrictives – des populations qui, non sans protester, se donnent des règles à elles-mêmes et font ainsi preuve d’autonomie (d’accord pour le port du masque en extérieur, pour le passe sanitaire, pour la vaccination). Lors d’une crise épidémique, les politiques proposent, les populations disposent. Et c’est précisément parce qu’elles sont autonomes que ces mêmes populations peuvent aussi errer, se tromper.
[1]. Stiegler B. et Alla F., Santé publique année zéro, Tracts Gallimard n° 37, 2022. Voir aussi Stiegler B., De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard n° 23, 2021.