A propos de la pandémie Covid : démocratie en santé, politisation et santé publique
Dans Santé publique, année zéro[1], Barbara Stiegler et François Alla traitent la question des rapports entre le respect des libertés individuelles et l'application d'une politique de santé publique en situation de crise et d'incertitude scientifique. Ils le font à la lumière d'une analyse critique de la gestion de la pandémie de la COVID 19. Ils insistent à raison sur l'aggravation des inégalités sociales de santé à la fois par la pandémie et par sa gestion. Pour les personnes pauvres, ce fut en effet (et c'est toujours) la triple peine : 1) pour des raisons sociales, notamment de logement, l’isolement est plus difficile et la contamination plus facile 2) elles sont plus fréquemment touchées par des formes graves en raison de la prévalence accrue de de l'obésité et du diabète 3) elles ont moins recours aux tests et sont moins vaccinées. Résultat : leur mortalité due à la pandémie est plus élevée. La Seine-Saint-Denis, département le plus jeune de France, est aussi celui où la mortalité due à la COVID a été la plus élevée.
Les auteurs soulignent notre carence en matière de santé communautaire de terrain prenant en compte les conditions de vie et les représentations des populations, en tissant des liens de confiance entre les soignants et les habitants grâce à la médiation de militants associatifs, de représentants communautaires et d'élus locaux. Médecine communautaire mais pas communautariste, il ne s'agit pas de céder au relativisme et de cautionner les préjugés et les croyances anti-scientifiques. Les auteurs développent une critique générale pertinente de la démocratie sanitaire réduite dans sa version néolibérale à la somme d’intérêts corporatistes d’associations de patients et à la « responsabilisation » des individus supposés autonomes, indépendamment des déterminants sociaux de la santé et de leurs implications dans les comportements individuels.
Cependant, ce tract se présente essentiellement comme une philippique idéologique, pratiquant l’autocélébration, mais évitant de montrer concrètement ce qu’aurait pu être une autre gestion de la crise. Les auteurs réussissent le tour de force d'analyser la gestion de la pandémie sans parler une seule fois de la stratégie « tester-tracer-isoler » et sans analyser les conditions pratiques de sa mise en œuvre. Ceci leur permet de présenter les confinements successifs non pas comme les échecs, au moins relatifs, de la stratégie « tester-tracer-isoler » et d’en analyser les causes, mais comme des décisions politiques à la fois autoritaires et non justifiées. Ils laissent entendre qu'avec plus de lits de réanimation, on aurait pu se passer et de confinements et de plans blancs de déprogrammation. Ils évitent toutefois de se prononcer sur le nombre de lits et de de professionnels qui auraient été nécessaires et surtout ils oublient d’évoquer le nombre de morts supplémentaires qui en aurait résulté.
Leur argumentation essentielle repose sur l'affirmation de l’existence d’une grande similitude entre l'épidémie du sida avant les trithérapies et la pandémie de COVID avant la vaccination. Ils estiment ces deux épidémies « potentiellement aussi létale l'une que l'autre ». « Comme le sida, le COVID était une menace pour la population dans son ensemble » soulignent-ils (pages 29 et 30). La différence, selon eux, tient au fait que « le processus de partage des connaissances a brutalement été interrompu par la crise du COVID » (page 18) si bien qu’« aucune communauté de patients COVID n'a réussi à émerger pour faire valoir ses intérêts particuliers » et la « démocratie en santé s'est retrouvée sans voix » (page 21). Conclusion : « Puisque l’argument de l’urgence créée par la pandémie est invalidé par la comparaison avec la situation tout aussi dramatique des années Sida, faut-il supposer l’émergence d’un nouveau type de pouvoir, suffisamment puissant pour mettre à bas une démocratie en santé qui fonctionnait jusque-là parfaitement » (page 18). Sans être spécialiste du sida, on peut être surpris par cette affirmation répétée de la similitude entre les deux épidémies, pour au moins deux raisons :
- Avant les trithérapies, le sida était une maladie mortelle pour quasiment 100 % des personnes touchées, alors que la mortalité liée au COVID avant la vaccination était inférieure à 1 %. Si le taux de mortalité pour l’ensemble de la population était comparable, cela tenait à la différence fondamentale de mode de contamination et en conséquence de l’incidence de la contamination. Aucun gouvernement au monde n’a d’ailleurs misé sur l’acquisition d’une immunité collective spontanée en laissant circuler le VIH ! Le pronostic pratiquement toujours mortel du sida explique qu'il n'y ait pas eu de mouvement anti-trithérapie contrairement au mouvement anti-vax pour la COVID, maladie bénigne pour 90 % des contaminés. On aurait bien aimé et on aimerait bien avoir pour le sida un vaccin aussi efficace et aussi sûr que les vaccins contre le SARS-CoV 2.
- Le délai entre la contamination et l’apparition de la maladie puis la mort n'avait strictement rien à voir. Les personnes contaminées par le VIH avaient plusieurs années à vivre en se sachant condamnées. Au lieu de s'isoler (ou d'être isolées) et d'attendre la mort, en laissant le pouvoir aux soignants, comme lors de la tuberculose avant les antibiotiques, elles ont collectivement décidé de comprendre et d'agir, pour imposer pour la première fois dans l’histoire de la santé publique le « rien pour nous sans nous ». Rien de semblable n'était possible pour les patients COVID. Une association de patients COVID n'a tout simplement pas de sens, même s’il y aura probablement des associations de patients et patientes « COVID long » [Ces associations existent déjà, NDLR].
En revanche, une vision plus démocratique de la « démocratie sanitaire » aurait permis d’impliquer les personnes volontaires formées pour constituer des équipes mobiles se déplaçant auprès des patients contaminés pour leur proposer, s’ils le souhaitaient, une aide matérielle concrète pour mettre en pratique efficacement le « tester-tracer-isoler ». C’est ce qu’avait commencé à développer le réseau COVISAN sous l’impulsion du professer Renaud Piarroux, qui avait l’expérience de la lutte contre le choléra en Haïti. COVISAN fut bloqué par le pouvoir politico-administratif et certains syndicats de la médecine libérale. L’analyse de cette expérience relatée dans La Vague (Edition 2020 du CNRS) n’a pas retenu l’attention des auteurs du tract.
Quand on analyse la gestion de la pandémie, il faut impérativement séparer deux périodes : l’avant et l’après vaccination (avec d’ailleurs, pour la deuxième période, une distinction entre l’avant et l’après arrivée du variant Omicron). On peut estimer que la gestion de la première période de la crise (avant la vaccination) n’a pas été optimale pour ne pas dire médiocre, qu’il s’agisse du confinement et de la fin de vie inhumaine dans les EHPAD, de l’application aléatoire du « tester-tracer-isoler » et du retard à chaque fois de plusieurs semaines pour décider des confinements successifs. Ces erreurs ou défaillances sont en grande partie la conséquence d’une gestion monarchique de décisions prises dans le secret du Conseil de défense. La deuxième période, ouverte par la vaccination, a connu un début calamiteux à la suite d’une programmation « non efficiente » de McKinsey, avant de se développer avec succès grâce au pass sanitaire. L’affaire des masques et les changements intempestifs de position non expliqués avaient provoqué une perte durable de confiance dans la population. Faute de réussir à convaincre, le gouvernement dut recourir à des stratégies de « nudge », carotte et bâton. Mais la critique principale devrait porter sur l’extrême politisation de la vaccination par le Président. On se rappelle de son discours du 12 juillet 2021, dans lequel il annonça deux décisions difficiles : l’obligation vaccinale pour les soignants et le pass sanitaire. Mais au lieu de chercher à rassembler le pays au-delà des clivages politiques, il n’expliqua pas son changement personnel sur le pass sanitaire. Surtout, il prolongea son propos sur la vaccination par une défense de son programme politique : future réforme des retraites, réforme du chômage, plan de relance. Comme si la vaccination était un enjeu de politique partisane. Les oppositions crurent opportun de prendre le contre-pied de la vaccination. Au lieu de critiquer cette politisation abusive (et délétère pour la santé publique) de la vaccination par les responsables politiques, les auteurs du tract reprennent en partie les arguments des vaccino-sceptiques. Les vaccins n'empêchent pas les contaminations répètent-ils, omettant de dire qu'ils la réduisent de moitié, ils risquent de « déclencher de graves réactions immunitaires dans l'organisme » et des myocardites chez les jeunes, soulignent-ils, en oubliant de dire que ces risques sont beaucoup plus élevés avec le virus lui-même. Ils défendent donc la thèse qu'il fallait convaincre mais pas contraindre au nom du respect de la liberté individuelle, au lieu de « liquider les principes fondamentaux de notre République » (page 47) oubliant que la règle selon laquelle « la liberté des uns doit s’arrêter là où commence celle des autres » fait partie de ses principes fondamentaux. Dans les faits, la liberté des antivax était payée par la suppression de la liberté des patients déprogrammés. Dans le décompte des morts dus au COVID, il faudra inclure les morts par « dégâts collatéraux ».
Le « moi-je » du libéralisme marchand, triomphant depuis la fin du siècle dernier, a transformé la santé en un bien de consommation individuelle. Contrairement à ce qu'affirment les deux auteurs du tract, je n’ai jamais proposé de « fermer l'hôpital aux non vaccinés » (page 58). J’ai simplement rappelé que si les médecins doivent soigner uniquement en fonction des besoins de santé des patients sans autre considération, ces derniers ont la liberté de ne pas consentir aux soins, affirmée par la loi sur les droits des malades du 4 mars 2002. La personne qui, parfaitement informée, refuse d'être vaccinée au nom de sa liberté a également la liberté d’accepter ou de refuser de bénéficier d'une réanimation invasive en cas de forme grave du COVID et devrait logiquement rédiger des directives anticipées (directives que l'on peut changer jusqu’au dernier moment). Ce propos plaçant les personnes revendiquant leur refus de la vaccination face à leurs contradictions, a scandalisé les antivax.
De même, contrairement à ce que laissent entendre les auteurs, affirmant « L'obligation vaccinale des enfants de plus de douze ans se révélait en rupture majeure avec les principes éthiques en santé » (page 52), il n'a jamais été décidé d'obligation vaccinale COVID pour les enfants. La vaccination n’a pas été encouragée pour les enfants seulement pour protéger les personnes âgées de plus de 80 ans, insuffisamment vaccinés mais en fonction d’un rapport bénéfice/risque individuel, pour eux, positif. L’arrivée du variant Omicron, beaucoup plus contagieux mais aussi beaucoup moins virulent, changeait, il est vrai, la donne, rendant vain le traçage des cas contacts asymptomatiques et discutable la vaccination d’enfants n’ayant pas de facteur de risque de formes graves, si ce n’est pour la protection, certes relative mais pas nulle, des personnes (y compris des enfants) immunodéprimées ne pouvant bénéficier de la vaccination. Lors de l’arrivée d’Omicron, on enregistra à nouveau une inertie dans l’adaptation des mesures gouvernementales aux nouvelles caractéristiques de l’épidémie. Le ministre de l’éducation avec ses protocoles complexes inapplicables en fit les frais.
Dénoncer « la dictature sanitaire » permet de prendre la posture avantageuse du défenseur des « victimes » de la dictature, mais n’aide en rien à construire la santé publique pour mieux gérer la prochaine pandémie.
Pr André Grimaldi
Professeur émérite de diabétologie
CHU Pitié Salpêtrière
[1]. Stiegler B. et Alla F., Santé publique année zéro, Tracts Gallimard n° 37, 2022. Voir aussi Stiegler B., De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard n° 23, 2021.