LE DOSSIER DU MOIS
AVRIL 2020 :
Une pandémie qui interroge les valeurs de la santé publique
INTERVIEW

LE POINT DE VUE DE :
Yves Charpak
MEDECIN DE SANTE PUBLIQUE, EPIDEMIOLOGISTE ET EVALUATEUR
VICE-PRESIDENT DE LA SFSP
Yves Charpak, le monde est confronté à une pandémie d’une ampleur inédite. Est-ce que cette crise sanitaire interroge de manière nouvelle nos modèles de santé publique ?
Au fond, cette épidémie n’est pas si originale ; elle est simplement plus virulente. Les discours des professionnels de la santé publique accusent trop souvent une absence de pensée profonde et comparative. H1N1 était une vraie crise que le monde s’est empressé d’oublier ; la page d’Ebola a vite été tournée constatant que l’épidémie était circonscrite à quelques pays. Le reste du temps, le monde pense que tout est sous contrôle, forme de croyance ou de déni. C’est un miracle qu’il ne soit rien passé de plus grave auparavant. Chaque nouveau virus génère une dynamique épidémique particulière selon ses caractéristiques d’incubation, de contagion et de létalité. Le SRAS, la grippe aviaire ou encore la crise de la « vache folle » ont été de vraies menaces. Le VIH —une vraie pandémie aussi — fait partie du paysage, donc plus tellement perçu comme menaçant pour la société. Un Règlement sanitaire international (RSI) a été mis en place, qui définit des règles d’anticipation pour les États. Hélas, les mesures du RSI ont été copieusement ignorées. En France, les dépenses engagées dans la préparation de la riposte au virus H1N1 ont été vivement critiquées, puis les stocks de matériel de protection, notamment les masques, n’ont pas été renouvelés. Les dépenses de prévention en santé sont peu consenties, tandis qu’on admet facilement le budget des armées au titre de la défense. Lorsque le virus s’est déclaré en Chine, plusieurs pays d’Asie ont pris leurs dispositions. En revanche, le comité du RSI, composé d’experts représentants leurs Etats Membres à l’OMS, n’a pas déclenché la menace internationale. En janvier, l’épidémie était encore perçue comme une « affaire de chinois » ; en février, un peu d’agitation liée entre autres à la mission internationale de l’OMS en Chine, mais encore peu de réactions chez nous. Cette latence révèle notamment l’impréparation des pays européens.
La SFSP fait valoir un ensemble de valeurs pour la santé publique : autodétermination, bienfaisance, équité, responsabilité et rigueur. Dans la réponse à l’épidémie, ces valeurs vous semblent-elles être à l’épreuve ?
Ces valeurs se jouent beaucoup en amont de la crise, donc il ne faut pas dissocier la préparation et la réponse à l’épidémie. Pour faire valoir un souci de protection de la population, il faut à la fois prévenir les épidémies et se préparer à être réactif si d’aventure elles surviennent. L’autodétermination suppose que chacun puisse se préparer, que des messages d’informations soient construits en amont. Pris de court, nous sommes face à une cacophonie de messages disparates et parfois contradictoires. Dans ce contexte, le rôle de la promotion de la santé doit être d’expliquer les messages et leurs incohérences, y compris en explicitant les tâtonnements des pouvoirs publics. Il s’agit aussi de faire comprendre les limites de l’autodétermination, valeur complexe à mettre en œuvre. Nous connaissons ces difficultés dans le domaine de la vaccination : il est problématique qu’une partie de la population ne consente pas aux vaccins recommandés, car la visée préventive est aussi collective. La même complexité se pose s’agissant du confinement instauré pour limiter la transmission du coronavirus.
Comment concilier l’autodétermination et l’adoption rapide de mesures contraignantes ?
La question est toujours de savoir quelle est la part de liberté qu’une société est prête à concéder pour sa santé. Face à la lutte contre le tabac — cause de six millions de morts dans le monde chaque année — on oppose les libertés individuelles ou les inégalités sociales. Concernant la réponse au Covid-19, les mesures de confinement découlent d’un manque de moyens octroyés à la préparation. Les pays qui ont eu les réponses les plus pertinentes, le Japon, la Corée du Sud ou la Chine sont ceux qui disposaient de plus de moyens de protection individuelle, masques et produits de désinfection, tests de dépistage. Compte-tenu de la pénurie de ces intrants, « restez chez vous » reste la seule option pour atténuer l’épidémie, même si l’on sait que les foyers constituent des poches de contamination. Se pose également la question de l’engagement du secteur privé, un grand nombre de professionnels de santé exerçant dans le libéral et les cliniques, et de leur participation au service public, qui a souvent du mal à les intégrer lorsqu’ils montrent leur volonté de contribuer.
Les populations sont essentiellement montrées comme désobéissantes, défiantes et peu rationnelles ; peut-on concevoir une réponse qui s’appuie davantage sur les « communautés » ?
Le système de santé français est très centralisé, les élus locaux n’ont pas de mandats en santé publique. Une réponse à la crise exclusivement pensée dans des bureaux parisiens ne peut être pertinente dans tous les contextes régionaux et locaux. Apporter les mêmes règles de confinement à Paris et en haute montagne est aberrant. Autre maladresse, les vélos ont été un temps interdit, alors que pour certains, ils représentent un moyen de déplacement et non une activité sportive. Par conséquent, au niveau local, les citoyens éprouvent parfois un sentiment d’incohérence les poussant à défier les règles établies.
Comment respecter la rigueur méthodologique des actions dans le temps de l’urgence et des incertitudes ?
Mon expérience initiale en biostatistique et épidémiologie clinique fait que je suis sensible à des méthodologies rigoureuses d’évaluation. Par ailleurs, les comparaisons internationales me semblent essentielles pour questionner les résultats des politiques de santé et s’affranchir de certitudes idéologiques. La France se targue de son système de santé, mais souffre de larges inégalités sociales de santé. Au lieu de regarder et s’inspirer des autres pays, on s’est moqué de la réponse de la Chine au coronavirus, puis de la situation italienne. Mis à part les chercheurs qui n’ont d’autres choix que de se nourrir des connaissances internationales, la tendance des corporations professionnelles est de s’autosatisfaire. Pour appuyer ses décisions, le gouvernement a fait le choix de nommer un Comité scientifique constitué précipitamment. Pourtant, il existe en France des agences et instances d’expertise conséquentes, travaillant même déjà sur les maladies infectieuses, notamment le Haut Conseil de la Santé Publique.
Les mesures prises ont un impact considérable sur les vies individuelles et l’économie. La réponse vous semble-t-elle proportionnée et bienfaisante ?
La réponse est « bienfaisante » du point de vue de la santé, mais de nombreuses petites entreprises sont en train de faire faillite, et je crains que personne ne vienne les secourir. La problématique de la bienfaisance se pose avant même l’épidémie de coronavirus. Pourquoi une société riche comme la nôtre se représente l’accueil de 5000 réfugiés comme une problématique majeure ? Et pendant la crise, pourquoi prendre en charge 3000 personnes sans domicile fixe à Paris nous met en difficulté ? La disproportion de nos efforts pour répondre à différents enjeux de santé interroge nos valeurs de bienfaisance mais aussi notre cohérence. Nous gagnerions à en débattre, notamment au sein de la Sfsp, dont la diversité des perceptions devrait faire la richesse.
Quelles inégalités de santé peut-on craindre face au coronavirus ? Certains travailleurs ne sont-ils pas davantage exposés ?
La crise est d’abord à analyser du point de vue de la virologie. Environ la moitié de la population risque d’être touchée, et seuls 2 % risquent d’en mourir. La première inégalité est l’état de santé avant la maladie. Ceux qui souffrent de maladies chroniques ont des taux de létalité plus élevés, le confinement les protège un peu. Les professionnels de santé sont exposés à des charges virales importantes ; ne pas leur fournir de masques, c’est un peu les envoyer au casse-pipe. Tous les métiers de première ligne exposent aussi.
Doit-on redouter une aggravation des inégalités de santé ?
Difficile de dénouer dans quelle mesure et quelles proportions c’est la pauvreté qui entraine une moins bonne santé, ou à l’inverse une piètre santé qui altère le niveau socio-économique. Cette dialogie demeure trop peu réfléchie. En France, pays de l’égalité, les écarts de salaires choquent finalement peu. Le principe de l’égalité des chances se traduit de fait par la responsabilité de celui qui n’a pas su saisir sa chance, en particulier en matière d’éducation. Afin de résorber les inégalités de santé, il est temps de recentrer la réflexion sur l’équité.
Dans un récent avis, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a proposé dix points de vigilance éthique face à l’épidémie de coronavirus. Ont-ils été entendus ?
Ces recommandations adviennent à contretemps, trop réflexives et abstraites pour une réponse à construire dans l’urgence. La bienfaisance doit commencer par les modalités de mise en œuvre des mesures ; l’attitude des forces de l’ordre me semble trop répressive, gagnerait à être plus pédagogique. Les responsables politiques devraient incarner les mesures qu’ils ont défendues, être exemplaires. Les députés accèdent au dépistage alors même que leur état de santé n’est pas préoccupant, révélant des inégalités de traitements. Quant au droit de retrait mis en avant par le CCNE, bien heureusement les professionnels de santé ne le font pas valoir.
Pour conclure, comment se situe la France en termes d’efficacité mais aussi d’éthique dans la gestion de l’épidémie ?
Difficile de se prononcer dès à présent sur l’efficacité, cependant les réponses des pays les mieux préparés apparaissent plus pertinentes. La faible solidarité avec les autres pays, y compris voisins comme l’Italie, est regrettable. L’aide internationale est en suspens. Il a même été proposé de rapatrier tous les expatriés français, ce qui est lourd de significations. Des réponses plus internationales me sembleraient plus pertinentes.
« Au fond, cette épidémie n’est pas si originale ; elle est simplement plus virulente. Les discours des professionnels de la santé publique accusent trop souvent une absence de pensée profonde et comparative. H1N1 était une vraie crise que le monde s’est empressé d’oublier »
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