« La part attribuable au confinement dans la décrue épidémique est peut-être plus faible que ce que disent les modélisateurs. »
LE DOSSIER DU MOIS
AVRIL 2020 :
« La part attribuable au confinement dans la décrue épidémique est peut-être plus faible que ce que disent les modélisateurs. »
INTERVIEW
LE POINT DE VUE DE :
Antoine Flahault
MEDECIN DE SANTE PUBLIQUE, EPIDEMIOLOGISTE
DIRECTEUR DE L'INSTITUT DE SANTÉ GLOBALE DE L'UNIVERSITÉ DE GENÈVE
CO-DIRECTEUR DE L'ÉCOLE SUISSE DE SANTÉ PUBLIQUE À ZÜRICH
Antoine Flahault est un médecin de santé publique et épidémiologiste français qui exerce la fonction de Directeur de l’Institut de santé globale de l'Université de Genève et de co-directeur de l’école suisse de santé publique à Zürich. Précédemment, Antoine Flahault a notamment dirigé le réseau épidémiologique français Sentinelles et le centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé chargé de la surveillance électronique des maladies. Il a également été Directeur de l'EHESP et Co-Directeur du Centre Virchow-Villermé, une initiative franco-allemande pour la santé publique à l'échelle mondiale.
A l’instar de celui que nous avons mené avec son ancienne collègue de l’Inserm, Dominique Costagliola, cet entretien part d’un tweet, dans lequel Antoine Flahault déclarait : « Aujourd’hui il y a quatre options pour lutter contre la pandémie. 1. Le modèle chinois du confinement strict, appliqué par la moitié du globe ; 2. Le modèle allemand et suisse, variante moins stricte du 1 ; 3. Le modèle suédois ; 4. Le modèle Taïwan-Singapour-Corée-Hong Kong ». Il était immédiatement suivi d’un autre, en écho à nos enjeux du moment : « Les modèles de déconfinement devront s’inspirer, en les combinant éventuellement, de tout ou partie de ces quatre modèles, après avoir méticuleusement analysé les résultats de chacun en termes sanitaire, économique et social. »
La dynamique est à la décrue un peu partout en Europe, sous la forme d’un plateau descendant assez rapidement pour certains pays comme l’Autriche ou le Danemark, et dans une certaine mesure l’Allemagne, et une inflexion de la courbe partout ailleurs, où l’on n’observe plus de progression exponentielle à part en Russie. Nous pensons cette épidémie de SARS-CoV-2 en référence à la grippe, autre virus respiratoire : les modèles mathématiques dont on se sert actuellement sont ceux qui ont été développés et utilisés pour la grippe de 2009, pour la dernière pandémie et même avant, pour la préparation de la pandémie dont on pensait qu’elle adviendrait, H5N1. La caractéristique particulière de l’épidémie actuelle, son énorme différence quand on la compare à la grippe, c’est son hétérogénéité spatiale initiale, dans la vague 1, que l’on pourrait appeler « vague annonciatrice » (« annonciatrice » car, en l’absence de vaccin, on ne peut pas imaginer en rester à de petits chiffres de séroprévalence documentés par les enquêtes ou les modèles mathématiques, qui tourneraient autour de 5 ou 10% de la population infectée) : l’Italie du Nord est beaucoup plus touchée que celle du Sud ; en France, le Grand Est et l’Île-de-France sont très touchés mais pas le Sud-Ouest… Partout où le virus circule, que ce soit en Corée ou en Iran, en Suisse on voit cette hétérogénéité. C’est une caractéristique forte qui est encore peu commentée par les modélisateurs et les épidémiologistes. Mon hypothèse, qui reste totalement à confirmer ou infirmer, c’est que l’on est en face d’une pathologie dans laquelle les personnes asymptomatiques joueraient un faible rôle, alors qu’on se pose la question et que certains disent au contraire que si. Pourquoi cette hétérogénéité interroge ? Pour la grippe, que je connais bien pour avoir participé à la mise en place du réseau Sentinelles en France : quand survient un pic épidémique, toute la France est concernée de manière synchrone. On ne voit pas des « années Sud Est » ou des « années Sud-Ouest ». La grippe survient selon une dynamique « en nappe » : tout le pays connaît le pic durant la même semaine ou presque. Comment l’expliquer ? Mon hypothèse est que l’ensemencement préalable par le virus de la grippe est important avant le démarrage visible de l’épidémie saisonnière et qu’il est causé par les personnes asymptomatiques, donc silencieuses, qui vont déclencher l’épidémie finalement visible au même moment partout dans toute l’Europe. On a pu montrer cette synchronie, même entre l’Europe et les Etats-Unis, en somme dans l’hémisphère Nord « occidental ». Le pic épidémique de grippe est quasiment, à une semaine près, coïncidant entre les Etats-Unis et la France, par exemple. C’est même vrai en termes de mortalité par excès, qui coïncide dans le temps, à une ou deux semaines près. Cette particularité du coronavirus sur le virus grippal est importante, car beaucoup de modèles mathématiques utilisées pour COVID sont des modèles recyclés de la grippe qui repose sur une hypothèse forte de pan-mixage. Or, elle pourrait s’avérer moins valable pour COVID, s’il s’avère que les personnes asymptomatiques n’ensemencement pas le pays de façon massive comme dans le cas de la grippe. Les récentes prévisions d’Oxford, par exemple, qui prédisent 50% de personnes infectées au Royaume-Uni se tromperaient alors lourdement, en reposant sur ce type d’hypothèse.
Quelles implications votre hypothèse a-t-elle sur la surveillance ou les mesures à prendre ?
La première implication, c’est que l’imputation du seul effet du lockdown [confinement, NDLR] sur l’évolution favorable des courbes épidémiques s’en trouve peut-être modifiée, et qu’elle serait donc erronée. Il est possible que le confinement ait eu un effet plus faible sur la dynamique des courbes telle qu’elle est observée en Europe que cela est prétendu. Les travaux des modélisateurs prétendent aujourd’hui que c’est le confinement qui explique toute la baisse de la dynamique… mais ce n’est pas sûr. Ce qui pourrait mettre de l’eau à mon moulin, un peu « disruptif », c’est l’exemple de la Suède. La Suède n’a pas appliqué de confinement, a maintenu les lieux publics ouverts, et on y observe une dynamique proche de celle de la France, on peut même dire, un peu meilleure en termes de morbi-mortalité et voisine sur le plan temporel. Finalement, on n’y constate pas d’augmentation exponentielle actuellement dans un modèle de non-confinement depuis l’origine de la pandémie. Ce sont, certes, des hypothèses de travail et la pandémie est loin d’être terminée. Des gens peuvent dire : « Ce n’est pas vrai qu’il n’y a pas eu de confinement, car comme les Suédois ont une forte culture de prévention et de santé publique, ils ont adopté des mesures d’auto-confinement chez eux sans qu’on les y oblige, à l’image de l’Allemagne et de la Suisse ». C’est certainement exact. Mais ne trouvez-vous pas que l’on aimerait tous avoir à subir un confinement de ce genre, respectueux par ailleurs de la vie sociale et économique ? Peut-être que l’anthropologie nous apprendra que la réduction du nombre de contacts a été identique à celle de la France, de l’Italie ou de l’Espagne… mais j’en doute car les écoles, universités, bars, restaurants, cinémas et commerces non essentiels sont tous restés ouverts depuis janvier. Conséquence, donc : peut-être va-t-il falloir reconsidérer la part attribuable au confinement sur la réduction de l’incidence du Covid-19.
Dès lors, quelle autre lecture peut-on avoir du « plateau » que vous décrivez ?
Nous avons affaire à un nouveau virus dont le comportement n’est pas exactement celui de la grippe. Il faut donc se garder de toute idée préconçue, et d’une sorte d’« idéologie grippiste » qui consisterait à appliquer de façon un peu paresseuse de modèles adaptés de la grippe sur le SARS-CoV-2. Mais il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain. Prenons le modèle de Singapour : finalement, ils n’ont pas confiné non plus. Le pays est proche de la Chine, conscient avant même l’émergence de ce nouveau coronavirus du risque d’épidémie et tellement bien préparé qu’ils ont mis en œuvre une stratégie très moderniste, fondée sur les biotechnologies, par le recours massif au dépistage par PCR, les nouvelles technologies, par le contact tracing [recherche de contacts, NDLR] assisté par l’intelligence artificielle, etc. A la fin du mois de mars, leur économie et leur vie sociale n’avaient pas été paralysées, tout fonctionnait, le nombre de cas ainsi que la mortalité étaient faibles. Mais devant le risque d’une seconde vague précoce début avril, ils se sont trouvés en position d’instaurer un confinement face au nombre croissant de cas et à appliquer en tout cas des mesures de distanciation en plus de leurs mesures de contact tracing à l’échelle individuelle. Une forme de pragmatisme qui pourra être un bon modèle pour nous si nous rencontrons une situation similaire dans quelques semaines ou à la rentrée. Je ne dis pas que toute mesure de confinement est sans intérêt ou sans effet : je questionne simplement la part attribuable relative du confinement strict subi dans les pays qui l’ont instauré et du frein saisonnier potentiel. L’été pourrait en effet donner un coup de frein à l’épidémie dont on ignore la force, mais qui nous donnerait un certain répit bienvenu dans les zones tempérées de l’hémisphère Nord. Même si il s’avérait que c’est un frein limité, il nous aiderait à accompagner le déconfinement, en tout cas de façon temporaire. Ainsi, dire que nous pourrions attendre un impact de l’arrivée de l’été n’est pas entièrement négatif, ça ne revient pas à mettre en cause les mesures prises pendant l’hiver, mais cela permet de dire que ces mesures de confinement n’ont pas forcément été la panacée, qu’il y a d’autres modèles qui ont été mis en œuvre et qu’il serait intéressant de les analyser de près.
Ce constat que vous partagez a été le point de départ de cet entretien, dans un contexte où les mesures de contrôle de l’épidémie sont prises dans une grande incertitude. Quelle est la capacité à évaluer les choix qui sont opérés et les stratégies mises en œuvre ? Comment ces « modèles » de réponse peuvent venir informer les décisions ?
Revenons à la théorie mathématique des épidémies, porteuse de l’élément fondamental qui éclaire les politiques publiques : le fameux taux de reproduction de base (le « R0 »), qui est le nombre de cas secondaires entraînés par un cas index. On sait que le taux de reproduction doit être inférieur à 1 pour qu’on contrôle une épidémie. Il est le produit de la probabilité de transmission du virus par le nombre de contacts efficaces et la durée de la période contagieuse : ce sont les 3 déterminants sur lesquels on peut espérer agir pour diminuer le « R » effectif. Il informe donc les politiques publiques et les mesures à prendre. Pour réduire la probabilité de transmission en l’absence d’antiviraux et de vaccins, les seuls outils sont le port d’un masque de protection en particulier en cas de contacts à faible distance, le lavage des mains et les autres mesures « barrière ». Pour réduire le nombre de contacts, il existe deux possibilités : la distanciation physique populationnelle, classique, et même archaïque si l’on peut dire, car il faut se rappeler qu’elle fut mise en place dans le cadre de la grippe espagnole de 1918, certes avec efficacité, et que sa mise en place très particulière a été conçue et inventée par les Chinois sous le nom de « lockdown », le 23 janvier 2020 à Wuhan : la fermeture des établissements scolaires et universitaires, l’assignation à résidence de la population, la restriction des rassemblements et la notion de « cordon sanitaire ». L’autre option, c’est la distanciation physique personnalisée ou de précision, sur le modèle de Singapour, Hong Kong, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon. On pourrait ajouter l’Allemagne et la Suisse, dans une certaine mesure, car elles ont rapidement combiné les deux options. Certes, tout le monde l’a plus ou moins fait… Sur le troisième paramètre, nous ne disposons d’aucun moyen de diminuer la période contagieuse, même si les antitussifs ont peut-être un effet en réduisant la toux lorsqu’elle existe, et donc le risque de dissémination du virus. Sur ces bases fournies par la théorie mathématique des épidémies, nous disposons d’un éventail d’options finalement restreint. Et curieusement, les sociétés savantes, dont la vôtre, mais aussi les agences de sécurité sanitaire, les Centres de prévention et de contrôle des maladies (US-CDC, ECDC…) et l’OMS n’ont pas véritablement fait l’inventaire de ces mesures en proposant aux gouvernants la possibilité, par exemple, de les combiner, en tout cas cela n’est pas fait de façon structurée… L’OMS, par exemple, aurait pu recommander les différentes options pour organiser la riposte, dans le cadre du Règlement Sanitaire International (RSI), dont je rappelle que c’est un traité international contraignant signé par tous les Etats membres de l’OMS. On ne dispose pas de ce type de recommandations, alors que c’est probablement dans la combinaison de ces options que l’on devra accompagner le déconfinement et surtout, nous préparer à l’arrivée de vagues ultérieures. Même si j’ai l’impression que l’on ne reviendra pas à un confinement strict de si tôt, on ne peut pas en être certain : si l’on est face à une nouvelle vague extrêmement forte, si l’on risque à nouveau d’être débordés et si les stratégies de distanciation sociale personnalisée et le port du masque de protection ne suffisent pas à y faire face, alors on devra peut-être devoir y recourir de nouveau. Mais ces scénarios ne sont pas mis sur la table de façon coordonnée et harmonisée, par l’OMS par exemple.
Comment expliquez-vous cette situation ?
Bien sûr l’urgence a dicté la riposte initiale. Mais nous devons être bien conscients que les Etats membres de l’OMS ont toujours tout fait pour empêcher l’organisation de disposer de prérogatives de coordination d’une riposte efficace à une pandémie. Les Etats membres n’ont pas à s’en prendre à l’OMS aujourd’hui, mais d’abord à eux-mêmes. Il n’est malheureusement pas certain que la crise fera changer les choses de façon substantielle. Personne n’a voulu que l’OMS puisse passer en position de chef d’orchestre de la réponse à une pandémie, ce qui lui aurait permis de dire : « Suivez mes recommandations sous peine de sanctions ». Cela existe à l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC… L’OMS dispose du RSI, mais on a tout fait pour qu’elle ne puisse pas prendre ce leadership. En cas d’urgence de santé publique de portée internationale, comme la pandémie COVID-19, l’OMS n’a que le pouvoir d’émettre des « recommandations » (c’est le terme employé dans le RSI)… D’ailleurs, elle ne le fait pas ou peu ! La seule recommandation qu’elle ait prise depuis la déclaration de l’urgence sanitaire du COVID-19, demandait de ne pas fermer les frontières. Cette recommandation a été bafouée par de nombreux Etats membres. L’OMS n’a même pas protesté de ces infractions, et elle n’a pas non plus fait évoluer cette recommandation. Alors, il y a certes des tweets de son Directeur général, de nombreux documents d’expertise ou de stratégies de très grande qualité, mais pas de recommandations s’inscrivant officiellement dans le cadre du RSI. Elles auraient une portée « contraignante » vis-à-vis de ses membres et au moins une légitimité officielle. L’OMS ne dispose pas des moyens de coordonner la riposte, donc on ne peut pas lui reprocher de ne pas le faire. Les prérogatives sanitaires sont revendiquées par les Etats. Il en va de même pour l’ECDC, par exemple : les Etats membres de l’Union européenne ont toujours tout fait pour que l’organisme ne vienne pas mordre sur leurs prérogatives nationales. Si l’on souhaite, à l’avenir, voir une coordination des politiques au niveau mondial, il faudra le décider.
Vous ne mettez pas d’espoir dans le fait que cette crise sanitaire puisse faire bouger les lignes dans ce multilatéralisme sanitaire ?
Quand on voit que les Etats-Unis croient régler la crise en gelant leur contribution à l’OMS, eux qui sont aussi responsables que les autres de la situation actuelle, je doute que cette crise fasse beaucoup avancer les choses. Elle sera sûrement une occasion de remettre en question le rôle de l’OMS, peut-être que l’on va s’apercevoir qu’elle a des moyens indigents alors même qu’elle dispose d’une expertise incontestée – personne ne remet en question ses compétences techniques et normatives – mais on ne lui a pas donné les moyens de coordonner, d’harmoniser ou de diligenter quoi que ce soit en cas de crise sanitaire, même majeure. Du coup, que fait l’OMS ? Sans moyens de contrainte ou de sanction, sans moyens tout court, eh bien elle essaie de développer des relations bilatérales avec les Etats membres, en installant des bureaux dans de nombreux pays qui sont autant de portes d’entrée sur les gouvernements locaux, qui bénéficient alors d’une expertise de haut niveau, ce dont profitent beaucoup en particulier les pays à faibles niveaux de revenus, souvent sous-dotés en ressources académiques et scientifiques locales. L’OMS se retrouve donc dans une situation très politisée… qui a ses zones d’ombre. Par exemple, elle n’est pas allée à Taïwan voir ce qui avait été fait contre le COVID-19, car elle savait qu’elle aurait alors fâché l’une de ses membres éminents, la Chine. Or, la stratégie innovante et efficace appliquée par Taïwan aurait pu guider la réponse dans d’autres pays de même niveau socio-économique. Ce rendez-vous a été manqué pour toute la communauté internationale.
Qu’est-ce qui vous semblerait de nature à informer la situation française sur la conduite à tenir, dans une dimension prospective ?
Les exemples tirés du modèle chinois ont essentiellement cherché à agir sur le taux de reproduction, en diminuant le nombre du nombre de contacts, via le confinement plus ou moins strict. Le modèle de Taïwan, mais aussi de Singapour, de Hong Kong ou de Corée du Sud a aussi visé à diminuer le nombre de contacts entre les personnes infectées et les autres, mais d’une façon différente, personnalisée, de précision, sans beaucoup altérer la vie économique et sociale. Il faudra s’intéresser de près à ces modèles alternatifs ou complémentaires en cas de résurgence épidémique et peut-être même en accompagnement du confinement. Je pense aussi que la pénurie de masques a entraîné un discours assez complaisant anti-masques des experts et des politiques de nombreux pays, dont, heureusement, on est en train de revenir. On va enfin proposer aux gens de mettre des masques et j’espère mieux en évaluer l’effet en population générale. Ce que je vois, c’est que face à une vague qui reviendrait à l’automne – qui pourrait être extrêmement forte, car si moins de 10% des Européens ont été atteints à la fin de la première vague, cela signifie qu’une bonne fraction des pays pourrait être concernée par une seconde vague qui sera longue à partir de l’automne et durant tout l’hiver prochain – des stratégies individuelles devront être mises en œuvre, qui nécessitent un gros investissement mais sans commune mesure avec le coût qu’aurait un nouveau confinement. Si, par exemple, on devait investiguer et tester 100 nouveaux cas par jour (et on est encore loin de tels chiffres), il faudra prévoir de tracer 2 000 contacts par jour, et pour cela il faudra s’outiller sur le plan humain (en enquêteurs). Cela va donc demander un investissement important. Mais il faut aussi se préparer à connaître une vague plus importante que la première, qui déborderait la possibilité planifiée à l’avance de tracer les contacts. Dans ce cas, on risque de ne pas pouvoir se contenter de ne faire que tester, tracer les contacts et isoler les porteurs des virus, mais, si l’on est à nouveau débordés, au-delà d’un certain seuil, il faudra probablement alors envisager d’autres mesures, éventuellement un nouveau confinement, ou au moins la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements. Il est possible, voire probable, que l’on ait à combiner un certain nombre de ces mesures pour en optimiser les effets sanitaires et limiter l’impact social et économique : traçage, isolement, mise à disposition de masques (toute la journée, pour tout le monde, en les rendant largement disponibles), mesures d’hygiène etc. Enfin, si on a de la chance, on aura un vaccin qui pourrait arriver dans la foulée et permettra de participer à la baisse du R (taux de reproduction), et ainsi nous permettre d’atteindre plus rapidement l’immmunité grégaire.
Dans le contexte d’une urgence sanitaire, quelle place peut-on donner à une approche démocratique de la santé ?
C’est un point essentiel. Souvenons-nous bien que le confinement strict est une invention chinoise, celle d’un régime communiste autoritaire. L’adoption par l’Italie, puis la France, l’Espagne et la moitié du monde d’une version adaptée de ce confinement s’est faite dans un contexte d’urgence car il n’y avait pas beaucoup d’autres options sur la table qui auraient été rapidement envisageables. Le confinement fut la seule mesure facile à mettre en œuvre rapidement. L’assignation des citoyens à résidence est évidemment antinomique avec la démocratie, mais les citoyens semblent avoir apprécié que leurs gouvernants donnent la priorité à la santé de la population avant l’économique, sans avoir fait de calculs et sans même avoir réfléchi comment on allait déconfiner par la suite. Les pays ont accepté de se mettre dans une situation économique éventuellement périlleuse parce que l’urgence sanitaire le justifiait. Cette priorité au sanitaire est louable et n’était pas totalement attendue a priori. Ces mesures ont été prises dans une situation d’urgence par des pays démocratiques qui avaient, en général, des constitutions prévoyant le cadre temporaire d’un tel état d’urgence, encadrant sa durée et ses critères. Chaque pays a son histoire et sa façon de mettre en place ce type de mesure, en recourant aux modes de décision qui sont les siens : démocratie directe ou représentative, parlementaire. La démocratie s’exercera pour les décisions à prendre sur plusieurs questions brûlantes qui font débat dès à présent. Faut-il imposer le traçage des contacts par la loi ou peut-on envisager une démarche participative et volontaire ? A-t-on besoin d’être humiliant et dévoiler les identités des cas confirmés aux personnes contact identifiées ? Aujourd’hui, on est capable de mettre en place des procédures innovantes qui sont respectueuses de l’anonymat des personnes, de la confidentialité des données, et sur la base du volontariat. Je pense qu’il y a peu de risques que les gens qui se découvrent porteurs du virus refusent qu’on trace leurs contacts. Il me semble même, sans être naïf, que l’immense majorité des gens dans de telles situations accepteront de donner ces traces informatiques, sous réserve bien sûr qu’elles soient sécurisées. Il ne s’agit de toute façon pas de repérer tous les cas. Les tests eux-mêmes n’ont pas la sensibilité qui permet l’exhaustivité. Plusieurs méthodes de traçage seront possibles, et elles auront leurs conséquences en termes de renoncement ou non à nos libertés individuelles. Ce sera aux institutions démocratiques de chaque pays de débattre de ces mesures, dans leurs formes spécifiques (Parlement, consultation directe etc.). L’enjeu démocratique est au cœur de la gestion de cette pandémie. On ne luttera pas contre cette épidémie sans prendre en compte les enjeux démocratiques.
« Il faut se préparer à connaître une vague plus importante que la première, contre laquelle on ne pourra peut-être pas se contenter de ne faire que tester, tracer les contacts et isoler les porteurs des virus. »
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