La question de la fin de vie et sa présence dans une revue de santé publique
LE DOSSIER DU MOIS
NOVEMBRE 2021 :
« Dossier : "Fin de vie", Revue Santé Publique 2021/2 »
Pour lire le dossier dans son intégralité : https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2021-2.htm
INTERVIEW
La fin de vie et sa présence dans une revue de santé publique

LE POINT DE VUE DE :
Didier Sicard
PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE JUSQU’EN 2008
PROFESSEUR ÉMÉRITE DE MÉDECINE À L’UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES
AUTEUR DU RAPPORT À FRANÇOIS HOLLANDE PENSER SOLIDAIREMENT LA FIN DE VIE
Pourriez-vous, pour introduire cet entretien, nous décrire ce que vous pensez de l’accompagnement de la fin de vie aujourd’hui ?
La fin de vie est, malheureusement, je pense, en France, assez tragique. Pour plusieurs raisons. La première raison qui domine, c’est l’indifférence médicale aux situations individuelles, avec une sorte d’obscurité qui fait que ces questions ne sont pas prises en compte, généralement, par les équipes médicales parce qu’il n’y a pas d’inscription universitaire, ni dans les budgets hospitaliers, ni dans l’imaginaire collectif. Pour la majorité des soignants, les soins palliatifs en sont réduits à une gestion des derniers jours de la vie dans certaines situations un peu difficiles. Il n’y a pas de réflexion sur l’acharnement thérapeutique, il n’y a pas de réflexion sur les situations qui ne sont pas des cancers mais qui sont des Alzheimer, des maladies cardiaques, des maladies neuro-dégénératives. Autrement dit, la France a toujours privilégié le soin curatif et tient des discours très utopiques, très généreux sur le care, etc. Mais tout ça n’a aucune inscription pratique.
Dans votre rapport de 2012, vous évoquiez le risque d’une rupture délétère entre soins curatifs et soins palliatifs. Pensez-vous qu’aujourd’hui la culture palliative est davantage intégrée dans le système de santé ?
Non et c’est d’ailleurs la vraie question, parce que si l’on considère que les soins palliatifs sont enfermés dans une limite temporelle, alors on parle de 15 jours, un mois ou 24h, etc. Cela n’a pas de sens. Le problème, c’est que la médecine a construit son activité sur un progrès indéfini, sur le traitement, sur la guérison du cancer, avec une sorte de résignation et en considérant que la mort est un échec et non pas notre destin collectif.
En Allemagne, par exemple, il y a une sorte de tressage entre le curatif et le palliatif qui fait que les lits de soins palliatifs ou les unités de soins palliatifs sont des unités destinées seulement à traiter des cas très douloureux de gens qui ont très mal et qui ont besoin d’une attitude spécifique. Cependant, il y a une anticipation dans les équipes thérapeutiques sur l’intérêt ou le non-intérêt des soins palliatifs. Est-ce qu’il faut se résigner à plutôt permettre à la personne de vivre ses derniers mois ou dernières semaines de la façon la plus autonome possible ? Comment peut-on lui rendre service, plutôt que de rendre service à la médecine ? Cette espèce d’entrecroisement curatif / palliatif n’existe pas en France, où les unités de soins palliatifs ne sont pas concernées par les projets thérapeutiques.
Prenons un malade qui a un cancer du pancréas. Nous pouvons, malheureusement, penser que sa durée de vie moyenne est de l’ordre de 6 mois. On pourrait imaginer que l’équipe de soins palliatifs soit là le premier jour pour discuter de l’intérêt curatif avec cette personne. Si elle a véritablement envie d’un traitement, il faut effectivement répondre à sa demande. D’autre se disent : “Mais moi, je n’ai pas tellement envie de passer six mois dans la difficulté d’une thérapie qui ne va pas me guérir, et je préfèrerais avoir des traitements beaucoup plus légers qui me permettront de mieux vivre mes derniers instants.” Autrement dit, la césure palliatif / curatif est la question numéro un en France, parce qu’il n’y a pas d’enseignements dans ce domaine, et qu’il n’y a pas de culture - ce dont témoigne, par exemple, le fait qu’il est inacceptable que des personnes en fin de vie meurent sur un brancard dans un service d’urgences, qui n’est pas fait pour cela.
Je pense qu’à partir du moment où les services de cancérologie ont très peu de culture palliative, les choses ne bougent pas. Le meilleur exemple, je pense, c’est la création des lits de soins palliatifs parce qu’ils sont très souvent transformés en lits curatifs, car il très difficile pour une équipe d’individualiser un lit. Donc, à mon avis, ce système doit s’arrêter, il n’a pas de sens.
Dans votre rapport, vous parliez également d’évitement de la mort dans notre société, ainsi que d’une valorisation de l’action qui menait à des formes d’acharnement thérapeutique. Qu’est-ce que l’épidémie de la Covid-19 a révélé de la situation des soins palliatifs dans notre système de santé ?
Elle ne l’a pas révélé. Simplement, je pense que le retour d’un grand nombre de morts, surtout de personnes âgées dans les Ehpad, a permis à la société de prendre conscience de façon beaucoup plus concrète de notre destin et de ne pas confier la mort à des situations exceptionnelles. On s’aperçoit maintenant que la mort est considérée comme une maladie, que c’est une maladie grave, mortelle. Même pour quelqu’un qui a 99, 100 ou 101 ans, on se dit : “Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?” ou “Pourquoi est-il mort ?”. Il y a une espèce de surprise. Donc, au fond, tant que la mort n’est pas intégrée à la vie et que les adolescents vivent dans un sentiment d’éternité, qu’ils ne découvrent la mort que quand elle est brutale – un assassinat dans une banlieue – à ce moment, il y a ce qui s’appelle des marches blanches, comme si il y avait une conjuration de la mort, comme si elle était exceptionnelle et que nous, nous étions protégés.
La société, elle-même, a été un peu bouleversée par les morts du Covid mais comme il s’agissait de personnes en Ehpad qu’on ne voyait pas, cette mort était invisible. Comme les visites étaient absolument interdites, il y avait une véritable relation perverse à la mort parce qu’il ne fallait surtout pas que les citoyens, au nom de la sécurité sanitaire, soient concernés directement par ces drames.
Régis Aubry, dans l'éditorial du numéro, aborde l’intérêt d’un dossier sur la fin de vie dans une revue de santé publique. Pour vous, est-ce important qu’une revue de santé publique aborde la fin de vie ?
Je pense que la revue Santé Publique a parfaitement raison de l'aborder, et qu'elle est légitime à le faire. La question, c’est qu’elle peut l’aborder de façon prudente, marginale, avec des questionnements plutôt que des réponses, des interrogations et le maniement de concepts de bons sentiments, des questions de vulnérabilité de ces personnes, mais qu’elle a peut-être de la peine à affronter le cœur du brasier, c’est-à-dire comment apporter de meilleures réponses. Au fond, la revue Santé Publique est une revue qui s’interroge, et elle pose de vraies questions mais elle manque une part de son objet en n'apportant aucune piste. Les seules pistes sont un peu décevantes, en disant qu’il faut travailler sur la durée – est-ce que c’est 15 jours, est-ce que c’est un mois, est-ce que c’est 6 mois. Là, il y a quelque chose, à mon avis, qui est complètement à côté de la plaque. Une fin de vie ça peut être deux ans, ça peut être trois jours avant, ça peut être dix minutes avant. Et on ne peut pas légiférer sur des enfermements.
C’est pour ça qu’un des échecs, à mon avis, de la santé publique française dans ce domaine, c’est par exemple le financement par la T2A, par l’Assurance maladie, qui considère qu’un soin palliatif doit durer entre 15 et 18 jours. Si ça dépasse 15 ou 18 jours, alors vraiment ça dure un peu trop longtemps et peut-être qu’il faudrait que ça cesse et si ça dure moins de quinze jours, on s’y est pris trop tard pour le mettre en soins palliatifs. Autrement dit, cette sorte de bureaucratisation de la fin de vie me paraît absolument dénuée de sens par rapport à la réalité.
Il ne faut pas exagérer non plus, parce que toutes les fins de vie ne sont pas des catastrophes. La majorité des morts sont très simples. Simplement, nous pouvons regretter que l’attention des pouvoirs publics ne soit pas portée sur les capacités d’une personne à pouvoir rester chez elle, par exemple, en lui apportant toute l’aide nécessaire, qui sera toujours beaucoup moins coûteuse qu’à l'hôpital. Si une personne avec une insuffisance cardiaque ou bien un cancer du poumon dit qu’elle veut rester chez elle, alors il faudrait déclencher une organisation en 24h/24 qui sera toujours plus facile que l’hôpital. Le problème actuel - et c’est un problème général - c’est le problème des soins. Les statistiques récentes montrent qu’un grand nombre de lits ou d’unités de soins palliatifs sont fermés. À partir du moment où l’on fait des projets extraordinairement intelligents mais qui butent sur le fait que l’organisation concrète des soins ne peut pas s’adapter à la pénurie d’infirmières, et bien, effectivement, on est dans une situation extrêmement grave. Ce n’est pas seulement en créant une unité de soins palliatifs dans un département qui n’en a pas que cela suffira. Il faut leur donner la même importance que lorsque l’on crée un service de cardiologie ou de haute technicité.
Au fond, c’est une réflexion globale et très difficile. Il faut la participation du corps médical, mais ce corps médical hospitalier est un peu réticent - plus en France que partout ailleurs. Je pense au CHU de Lausanne, avec le Pr. Lazare Benaroyo, par exemple, qui est la personnalité la plus respectée de tout l’hôpital, bien avant les cancérologues, cardiologues ou les chirurgiens. Donc, il a une autorité qu’aucune personne n’a en France.
Les soins palliatifs sont toujours un peu cachés dans les hôpitaux. Il ne faut pas faire peur, il faut toujours garder de l’espoir et toujours considérer que le passage en soins palliatifs est une résignation alors que cela devrait être une attitude à l’intérieur du service curatif pour arrêter l'acharnement et voir, avec l’aide de l’assistance sociale, si le malade ne peut pas rentrer chez lui, avec une équipe de soins palliatifs qui viendrait chez lui, ou bien s’il doit rester à l’hôpital. Tout cela est extrêmement difficile car ce n’est pas simplement avec des circulaires que l’on résoudra le problème. Cela demande une attention qui détonne ; celle de ne plus considérer seulement les guérisons mais considérer que l’autre versant, celui de la mort annoncée, doit faire l’objet de la même rigueur éthique.
Dans ce dossier, est-ce qu’il y a des articles qui ont plus particulièrement suscité votre intérêt ? Lesquels et pourquoi ?
L’article qui m’a le plus intéressé est l’article de François Cousin qui fait un point de situation : Ressources en soins palliatifs en France : disparités territoriales en 2017. La situation dépeinte est inquiétante. Nous n’avons que la moitié de soins palliatifs par rapport aux Allemands et Anglais. Mais, même à l’intérieur de ces services, nous n’avons pas la même efficacité. Cet article, critique sur ce qui existe aujourd’hui en France, m’a le plus intéressé. En revanche, les articles sur les concepts et les méthodologies de recherche m'ont un peu déçu, car je pense qu’ils manquent leur objet. En effet, on ne peut pas calquer, sur les soins palliatifs, des recherches méthodologiques comparables à celles que l'on déploie pour l’évaluation d’un médicament.
J’avais fait une enquête, assez difficile, en interrogeant des personnes en fin de vie et ce qui m’avait intéressé, c’était qu’elles demandaient que l’on parle de la mort. Sans dire “ça va aller mieux.” Elles demandaient que l’on prenne en compte leurs angoisses de mort et que l’on prenne en compte leurs demandes, qui ne jouaient pas sur une fausse espérance. Ce n’est pas avec des méthodologies de recherche que l’on arrivera à saisir cette demande. Même si les sciences sociales ont un grand rôle à jouer, il ne faut pas que la médecine soit absente de cette conception. Le maniement conceptuel, au nom d’une rigueur scientifique, me paraît manquer son objet. Plutôt que de se poser éternellement des questions, il vaudrait mieux recueillir des témoignages et à partir de ces témoignages, reconstruire un modèle expérimental de questionnements. Avoir du matériau avant de faire de la conceptologie.
Que diriez-vous à nos lecteurs pour les encourager à lire notre dossier ?
Il est assez rare qu’une revue aborde cette question ! Il est courageux pour la santé publique de l’aborder et c’est très bien. Je pense que cela pourrait aboutir à d’autres numéros qui donneraient le sentiment qu’ils ne veulent pas contourner l’objet mais aller au centre. Je trouve que c’est un bel effort. Régis Aubry est un excellent spécialiste et concepteur.
Un mot pour la fin ?
Il n’y a pas, à ma connaissance, un ouvrage français qui aborde la question de la fin de vie dans sa globalité et sa complexité. En France, la question n’est abordée que dans sa conception la plus radicale : savoir si oui ou non l’euthanasie doit être autorisée, etc. Il y a un refus d‘aborder la mort dans sa complexité. Cette simplification ne touche, je pense, qu’une minorité de Français. La vraie question qui se pose est : Comment pouvoir mourir dans des conditions acceptables, en ayant l’impression que nous ne sommes pas un déchet dont on va vouloir se débarrasser rapidement ? Ce qui est, aujourd’hui, le sentiment à l’hôpital. Je pense qu’il y a encore une révolution culturelle à faire qui est parasitée par les débats sur l’euthanasie qui ne font pas progresser le système mais le font plutôt reculer.
La vraie question que se pose les Français, c’est « Comment pouvoir mourir dans des conditions acceptables ? » et surtout « Comment ne pas avoir l’impression que l’on est un déchet dont on va vouloir se débarrasser très vite ? »
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