A propos de l'ouvrage "Trente ans d’évolution de la santé en France"
LE DOSSIER DU MOIS
FEVRIER 2022 :
« Trente ans d’évolution de la santé en France. À quoi ont servi les politiques de santé ? »
INTERVIEW
Trente ans d'évolution de la santé en France
LE POINT DE VUE DE :
Pr Jean-Claude Henrard
GÉRONTOLOGUE
MÉDECIN HONORAIRE DES HÔPITAUX DE PARIS ET PROFESSEUR ÉMÉRITE DE SANTÉ PUBLIQUE
RÉDACTEUR EN CHEF DE SANTÉ PUBLIQUE
CO-AUTEUR DE L'OUVRAGE "TRENTE ANS D'ÉVOLUTION DE LA SANTÉ EN FRANCE"
Jean-Claude Henrard est un spécialiste de l’évaluation de l'état de santé des personnes du grand âge et de leurs besoins d'aide et soins ainsi que de de l'analyse comparative des systèmes et politiques médico-sociales européennes de la vieillesse. Il a dirigé, de 1975 à 2003, le Centre de gérontologie de l’hôpital Sainte-Périne de l’Assistance Publique-Hôpitaux Paris. Jean-Claude Henrard a également dirigé le Laboratoire de recherche « Santé Vieillissement » puis l’Institut fédératif de recherches interdisciplinaires en réseau « Santé, Vieillissement, Société ». Il fait partie des coordinateurs de l’ouvrage « Trente ans d’évolution de la santé en France », paru en 2021 aux éditions Berger Levrault.
Pouvez-vous présenter le projet initial de ce livre ?
Le projet trouve son origine dans l’anniversaire du premier rapport global sur la santé en France, publié en 1994 par ce qui s’appelait à l’époque « Haut comité de la santé publique » [1]. Il avait été précédé d’un pré-rapport dont je fus le coordonnateur, qui s’efforçait de montrer ce qu’est la démarche stratégique à adopter pour définir une politique de santé publique [2]. Le rapport présentait des « propositions préalables à la définition de priorités », soit une méthode d’élaboration d’une politique. Dans une première partie, il présentait cette méthode qui consiste en une approche globale et intersectorielle de la santé, qui s’appuie sur des valeurs de référence et un déroulement par étapes. Dans une deuxième partie, il proposait des buts généraux, des objectifs plus spécifiques (il distinguait donc « buts » et « objectifs ») et des actions sur les thèmes retenus, pouvant porter sur des groupes d’âge ou des pathologies, des conduites et comportements ou des déterminants transversaux de la santé (soins, environnement…). Il proposait également des objectifs stratégiques de soutien transversal à une politique de santé : soutien au long cours dans les domaines de la formation et de la recherche, disposer d’un système d’information adéquat, celui de l’utilisation des connaissances en santé (ce que l’on appelle aujourd’hui « données probantes » ou prometteuses), amélioration de l’activité administrative et développement de partenariats pour des actions intersectorielles et une réflexion éthique. Enfin, des réflexions sur la déclinaison régionale quant au choix des thématiques, des mesures à mettre en œuvre et leur évaluation.
Ce rapport méthodologique a servi de point de départ au rapport de 1994, qui en a repris la démarche et a établi un état des lieux de l’état de santé de la population, en le comparant à des pays comparables (essentiellement les douze de la Communauté européenne de l’époque). Ce rapport insistait beaucoup sur l’importance des inégalités sociales de santé, sur lesquelles on travaillait peu à l’époque en France, et mettait en exergue le rôle des conditions de vie pendant la petite enfance comme déterminant de l’état de santé ultérieur. Il montrait également une absence de cohérence dans l’utilisation des ressources consacrées à la santé et insistait sur les effets négatifs pour la santé d’un développement excessif ou mal contrôlé du système de soins. Il proposait aussi des objectifs quantifiés de santé publique dans le temps et dans l’espace avec des indicateurs correspondants. Il insistait sur les conditions permettant d’atteindre les objectifs fixés.
Trente ans après, les coordonnateurs de l’ouvrage ont voulu dresser le bilan du développement de cette démarche stratégique initiale. Avant de mener à bien cet exercice, nous avons tracé à grands traits les importants changements dans la société français qui peuvent avoir un impact sur la santé et le fonctionnement du système de soins. Le premier constat, c’est celui de modifications démographiques importantes : augmentation de la population, vieillissement accentué, doublement du nombre de familles monoparentales – ce groupe représente la moitié de la population pauvre. Le changement climatique est devenu un enjeu de préoccupation, alors que l’on en parlait peu à l’époque. De nouvelles pollutions ont été mises en avant durant la période. Les conditions de travail ont également changé dans le sens d’une détérioration et d’une plus grande précarité pour beaucoup de travailleurs, ce qui a des conséquences sur notamment la santé mentale, le nombre de suicides… Ce qui a changé aussi, du côté des professionnels et des institutions, ce sont d’importantes innovations diagnostiques, thérapeutiques, technologiques et numériques, qui ont transformé le fonctionnement de l’hôpital. On peut ajouter la plus grande participation des usagers, la multiplication des structures de santé publique, la réforme des systèmes de régulation du système de santé et l’expérimentation de nouvelles organisations de soins, notamment au niveau local et pour les soins de première ligne. Enfin, la crise financière de 2008 et la persistance d’un chômage important pèsent sur la protection sociale… Ceci renforce le tournant gestionnaire pris dès la fin des années 1970, puis le choix de « l’hôpital entreprise ». Ces mutations complexifient la réponse aux nouveaux défis posés par les changements démographiques et leurs conséquences en matière de santé.
C’est en ayant présents à l’esprit ces changements que l’on a développé cet ouvrage. Le contexte est très différent du milieu des années 1990, et il faut le prendre en compte si on veut répondre aux besoins de la santé de la population aujourd’hui.
Qui sont les coordinateurs et les auteurs du livre ?
Nous sommes quatre, aux profils complémentaires et qui avons occupé des positions diverses dans le système de santé, depuis la parution de ces deux rapports de 1993 et 1994. René Demeulemeester est un médecin de santé publique, qui a été Directeur régional des affaires sanitaires et sociales, notamment dans l’ancienne région Nord Pas-de-Calais, pendant longtemps l’une des plus innovantes. Bernadette Roussille est une ancienne Inspectrice générale des affaires sociales (IGAS), qui fut rapporteure générale du rapport de 1994. Patricia Siwek est rédactrice en chef de la revue du Haut Conseil de la santé publique. Moi-même, j’ai été médecin des hôpitaux et professeur de santé publique, directeur d’un Institut Fédératif de recherche en réseau et j’ai coordonné ce rapport méthodologique de 1993. Nous avons fait appel à 27 contributeurs pour traiter de sujets particuliers. Ils et elles sont issues de divers milieux de santé, et présentent l'intérêt de disposer, pour la plupart d’entre eux, du recul que leur confèrent leur âge et leur expérience des trente dernières années. Ceci donne une forme de profondeur historique à leur réflexion. Aux connaissances scientifiques ou d‘expertise s’est donc adjoint le vécu de ces acteurs.
Comment est structuré l’ouvrage ?
A partir du bref rappel du contexte que j’ai mentionné ci-dessus, nous avons développé deux parties.
Dans une première, la réflexion est structurée en trois chapitres : l’un porte sur l’évolution de la santé et de ses déterminants, y compris la consommation de soins, l’évolution de la santé dans ses différentes acceptations et selon différents indicateurs et l’évolution des principaux déterminants collectifs et individuels afin de saisir les améliorations, les stagnations ou les détériorations. Le deuxième s’intéresse aux modifications du rôle et des pratiques des acteurs, qu’ils soient usagers, professionnels, administratifs ou financeurs. Le troisième chapitre passe en revue les politiques de santé, dans le secteur curatif, le secteur préventif, le secteur médico-social, le développement des dispositifs de sécurité sanitaire au cœur de la réforme institutionnelle de la santé publique et l’évolution des dépenses de santé. Les politiques sont analysées en détaillant les principales mesures prises et les principaux programmes, plans et stratégies de santé publique qui constituent une section à part.
Dans la seconde, nous développons quelques thématiques « exemplaires » ou illustratives des évolutions observées sur la période. Elles ont été choisies du fait de leur importance et de leur sévérité (nombre de personnes concernées par les cancers ou les maladies neuro-dégénératives), des succès obtenus (accidents de la route) ou de leur insuffisante prise en compte (santé mentale ou vieillissement).
La conclusion du livre présente une synthèse des grandes tendances qui se dégagent de l’observation de l’état de santé de la population et du bilan des actions entreprises via les politiques publiques menées dans les différents secteurs : « est-ce que les politiques publiques témoignent d’une véritable démarche stratégique pour répondre aux buts et objectifs fixés dans les années 1990, en les adaptant aux changements qui ont émaillé ces trente ans, ou d’autres stratégies ont-elles pris le pas sur cette démarche? »
Etant donné la publication du livre en pleine pandémie Covid-19, nous avons ajouté une postface sur la crise sanitaire majeure que nous traversons… du moins telle que nous avons pu l’observer jusqu’en mars 2021, car elle offre, dans son retentissement sur les acteurs de santé, une bonne illustration des forces et des faiblesses de notre système – si tant est qu’il y ait système.
Quelles sont les principales conclusions de l’analyse que vous avez menée ?
En conclusion, nous nous sommes posé deux questions : est-ce que les buts fixés en 1994 ont été atteints ? Quelle est la stratégie qui a dominé, entre celle de maîtriser les dépenses de santé et celle de développer une démarche stratégique de santé publique pour améliorer la santé de la population ?
Rappelons d’abord que la structure de la population a changé. Pour éviter que le vieillissement soit perçu comme négatif, prenons l’âge médian de la population comme repère. En 1990, il était de 33 ans. Trente ans plus tard, il est de 41 ans. Le vieillissement est incontestable. La population a augmenté de 18 %, le nombre de personnes âgées de plus de 80 ans a doublé et celui de personnes âgées de plus de 85 ans a quadruplé. Ce vieillissement traduit évidemment des gains d’espérance de vie : entre 1997 et 2017, les femmes ont gagné 3 ans, mais la baisse de mortalité a porté, pour les deux-tiers, sur les plus de 70 ans (c’est-à-dire que les deux-tiers de ces 3 années de vie gagnées par les femmes l’ont été après 70 ans). Sur la même période, les hommes ont gagné 4,9 ans et, là encore, le gain a porté sur les plus âgés. Aujourd’hui, du fait de ce vieillissement, le paysage des pathologies reflète les pathologies chroniques et notamment invalidantes.
En 1994, quatre buts étaient avancés pour orienter les objectifs :
- Diminuer les décès évitables, c'est-à-dire "donner des années à la vie"
Ce premier but a été atteint, en particulier du fait de la baisse de la mortalité violente, essentiellement celle liée aux accidents de la circulation avant 40 ans. Les hommes ont gagné une année d’espérance de vie à la naissance du fait de cette baisse ! Par ailleurs, dans la tranche d’âge des 40-69 ans, la mortalité liée aux maladies cardiovasculaire et à certains cancers a diminué.
- Donner de la vie aux années
Plusieurs indicateurs peuvent ici être pris en compte : les années de vie sans maladie chronique ou sans limitation fonctionnelle ou sans incapacité. La situation n’a pas bougé pour les tranches d’âge inférieures à 55 ans, mais elle s’est plutôt améliorée chez les plus de 65 ans.
- Améliorer la qualité de vie des personnes en situation de handicap ou de maladie chronique
Dans ce domaine, des progrès ont été importants notamment en matière de réponses à la douleur. Mais la réponse à la perte d’autonomie fonctionnelle, notamment dans le grand âge, n’a pas été une priorité, malgré les discours.
- Réduire les inégalités sociales et territoriales de santé
Certes, une plus grande attention est désormais portée à la question mais les inégalités ont persisté voire se sont creusées. La différence d’espérance de vie entre les 20 % d’hommes qui ont les revenus les plus élevés et les 20 % qui ont les revenus les plus faibles est aujourd’hui de 13 ans. Et en ce qui concerne les limitations d’activité, elles ont persisté : les ouvriers connaissent toujours une « double peine » : une moindre espérance de vie et une moindre espérance de vie sans incapacité. La « défaveur territoriale » s’est déplacée vers les périphéries des aires urbaines et les zones rurales plutôt que globalement entre les régions.
Venons-en à la seconde question que vous vous êtes posé en conclusion : la stratégie de maîtrise des dépenses de santé a-t-elle fonctionné ?
L’expansion des dépenses de santé sur la période a donné lieu à un renforcement d’une vision managériale et procédurale de la santé, qui s’est appuyée sur une bureaucratie centralisée, bien relayée par les ARS… Le résultat consiste en de multiples réformes parcellaires, mal acceptées par les acteurs de terrain, une augmentation de l’emprise de l’Etat sur les hôpitaux et un affaiblissement de l’hôpital public du fait d’une réduction de ses moyens. La transformation des hôpitaux a été majeure, avec le basculement vers l’ambulatoire, ce qui a des conséquences sur le travail des personnels. Dans l’ensemble, les établissements de santé ont connu un important développement technique et de la demande, de plus en plus de patients y ont recours. Les effectifs des professionnels ont augmenté considérablement, notamment ceux des sages-femmes et des infirmiers, mais de façon insuffisante pour répondre aux changements démographiques.
Dans le champ de ce que l’on appelle « la première ligne », c’est-à-dire les soins de premier recours, de nombreuses expériences locales ont été mises en œuvre, mais souvent sans être évaluées et surtout sans être relayées au niveau national, en étant peu capitalisées et insuffisamment disséminées. Cela n’a pas permis de pallier les écarts importants de densité médicale entre territoires. Près de 6 millions de personnes n’ont pas un accès facile à un médecin généraliste, et le nombre de médecins généralistes a eu tendance à stagner par rapport aux spécialistes : les premiers étaient 87 000 en 1991 et sont aujourd’hui 102 000, là où les seconds étaient 89 000 et sont aujourd’hui 125 000. Cela témoigne de la non-reconnaissance du rôle central des médecins généralistes, comme on a pu le constater durant la crise sanitaire H1N1, où l'ont n’avait pas fait appel à eux pour la vaccination. En outre, les généralistes sont moins considérés, et moins payés que les spécialistes, malgré des efforts sur leur rémunération, alors même que, désormais, ils font leur internat comme les autres. Il n’y a pas eu d’organisation graduelle des urgences. Ainsi, le recours aux urgences des hôpitaux a doublé en trente ans, notamment du fait de la suppression de la permanence des soins en 2002, rétablie par la suite, et de la non-assurance des urgences par la plupart des hôpitaux privés, notamment lucratifs. On le voit particulièrement aujourd’hui.
Dans les secteurs de la prévention et du médico-social, ce que l’on constate, c’est le maintien d’une fragmentation des responsabilités, de la gestion et des financements, avec un désengagement de l’Etat. On le voit nettement sur la prévention institutionnelle individuelle (santé au travail, santé universitaire, santé scolaire…) et collective, dont la part dans les dépenses de santé a légèrement diminué, ainsi que dans les moyens insuffisants consacrés à la PMI ou à la santé scolaire. Il y a aussi eu une bascule de la prévention vers les médecins… donc une prévention envisagée à l’échelle individuelle, qui est une perspective intéressante mais limitée.
Est-on capable de dire que cette prévention individuelle, au cabinet du médecin, remplit convenablement les objectifs de santé publique ?
Oui et non. Prenons la surveillance des enfants en bas âge, qui se fait en PMI ou chez le médecin, généraliste ou pédiatre. Ceci pose une question d’accès, dans le contexte démographique que l’on connaît mais aussi en termes de moyens financiers. Dans la mesure où il y a des moyens moindres au total, il faudrait peut-être renforcer la PMI dans les zones les plus en difficulté. Non pas qu’il n’y ait pas de difficultés dans le 16ème arrondissement de Paris, mais moins qu’à La Courneuve en Seine-Saint-Denis.
Par « prévention collective », on entend les campagnes en faveur de la vaccination, la lutte contre les IST, la lutte en matière d’addictions, la nutrition, la promotion et l’éducation pour la santé, c’est-à-dire des dispositifs d’action sur les comportements. Entre 2009 et 2018, les dépenses dans ce champ ont diminué de 1,2%, alors que celles de la prévention individuelle, secondaire (dépistage divers, examens de santé), a augmenté de 2,7%. Sur la période, la baisse la plus importante de crédits s’est observer dans les dépenses de préparation aux réponses aux crises sanitaires…
Sur la prévention, il y a une difficulté : certaines actions de prévention n’entrent pas dans les comptes de la santé : l’eau potable, par exemple, ou les réfrigérateurs (facteur essentiel pour éviter les intoxications alimentaires). Le champ de la prévention n’a pas encore trouvé sa description correcte. En somme, on n’est pas capable d’estimer l’ensemble des dépenses préventives. Ceci montre bien que la santé ne peut pas être appréhendée au regard de la seule « dépense courante de santé » et a fortiori uniquement sous l’égide du ministère de la santé… Car bien d’autres secteurs contribuent à la santé de la population comme celui logement et du cadre de vie en général.
La prédominance de l’investissement dans les soins curatifs a persisté ou s’est même aggravée… la part des dépenses allouées aux établissements de santé a légèrement diminué, la part de la médecine de ville a diminué mais celle des autres soins de ville a augmenté de même que pour les transports sanitaires. Les dépenses de médicaments ont beaucoup diminué.
Dans les 30 dernières années, qu’en a-t-il été de la mise en œuvre d’une stratégie de santé publique ?
La stratégie de santé publique s’est traduite par une multitude d’excellents rapports sur les constats, les failles de l’organisation et du fonctionnement, qui ont abouti à des propositions très pertinentes. Mais dans la mesure où on ne prend pas en compte et où on n’analyse pas les obstacles structurels ou opérationnels (tels que des groupes de pression, comme le lobby hospitalier pour n’en citer qu’un) et où l'on souhaite par ailleurs répondre aux préoccupations des professionnels du curatif, les pouvoirs publics ont multiplié les plans, les priorités, les institutions, d’où la multiplication des niveaux de coordination, sans oser remettre à plat une organisation confuse où les responsabilités sont diluées… L’expertise a augmenté de façon incontestable, mais son opérationnalité n’a pas progressé car les dispositifs se sont complexifiés, alors que sur le terrain local, beaucoup de choses se passent. Les acteurs, en particulier les collectivités territoriales et les usagers, contribuent beaucoup plus dans le champ de la santé.
Face à la montée des maladies chroniques, de multiples tentatives de coordination entre première ligne, hôpitaux, secteur médico-social ont été promues par les ARS. Il y a eu quelques réussites quand les initiatives partaient du terrain, mais elles ont été trop peu étendues à l’ensemble du territoire… Au lieu d’essayer d’analyser les expériences réussies, et leurs facteurs de réussite, l’administration crée une coordination pour coordonner les coordinations.
Dans le domaine de la prévention, les initiatives sont nombreuses, en particulier en matière de promotion de la santé, où il y a eu des progrès considérables, toujours développées localement et souvent sans capitalisation de ces expériences pour en faire un savoir partagé. Beaucoup d’ARS sont incapables de les reprendre, et au niveau national, on n’en fait rien ou pas grand-chose, ce qui est très dommage.
Dans le secteur médico-social, on a créé, en 1997, une barrière d’âge de 60 ans entre les dispositifs pour adultes en situation de handicap et ceux destinés aux personnes dépendantes. Cette décision a créé des inégalités de prise en charge à besoins égaux entre les deux populations. Face au grand âge, les réponses sont restées parcellaires, ce dont témoignent les projets de création d’un cinquième risque de protection sociale, qui ne reçoit pour l’instant aucun moyen. Nous sommes les seuls en Europe à faire une catégorisation pour les personnes âgées dépendantes, là où la plupart des pays parlent d’aide et de soin de longue durée, notion valable pour toute la population. Ils le font car ils partent des besoins des individus et de leurs points communs pour penser les dispositifs de réponse et ne construisent pas ceux-ci à partir de catégories de population préconstruites (« les personnes âgées dépendantes », « les adultes en situation de handicap »…). C'est la démarche essentielle à adopter pour construire des dispositifs pertinents.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude de quelques thématiques spécifiques. Pouvez-vous nous les présenter ?
Nous avons choisi de présenter les évolutions traversées au cours des trente dernières années pour une sélection de problèmes de santé, qui ont été choisis car d’importance en nombre de personnes concernées, particulièrement illustratifs d’évolutions plus générales, ayant connu des améliorations ou n’ayant pas bénéficié d’avancées. Le domaine du cancer a connu d’indéniables succès, en grande partie liés au fait qu’une « stratégie présidentielle » a consacré des ressources financières et institutionnelles importantes et durables, avec la création de l’INCa qui a permis de travailler sur des domaines mal pris en compte auparavant, comme le diagnostic. Cette dimension de pérennité des ressources est essentielle dans les succès que peut connaître la santé publique. Les maladies rares sont un autre succès, en particulier grâce à l’action de l’AFM/Téléthon, événement qui permet une importante collecte de fonds annuelle. Au registre des « insuccès », on peut citer le domaine de la santé mentale, avec un secteur psychiatrique aujourd’hui en déshérence. Parallèlement à cela, la prise en compte de certains déterminants a progressé, comme en témoigne le champ de la santé environnementale ou la nutrition. En matière territoriale, les villes sont devenues des espaces de recomposition de la promotion de la santé : la ville apparaît comme l’échelon territorial porteur d’expériences innovantes.
Tout en restant dans une vision rétrospective, sortons un peu des enjeux considérés par le livre. Vous le disiez au début de notre entretien : une politique de santé se construit aussi à partir d’objectifs stratégiques transversaux, dans les domaines de la formation, de la recherche, des systèmes d’information ou des connaissances. Quelles ont été les évolutions de fond dans le domaine de la formation en santé publique ? Se dégage-t-il des évolutions marquantes ?
Le sujet n’est pas traité dans le livre, mais je veux bien partager mes réflexions avec vous. Telle qu’elle était enseignée initialement, la santé publique était une discipline de médecine, dispensée sous forme d’un certificat au cours d’une année. De rares formations doctorales existaient dans les années 1980, par exemple le DEA méthodes d’analyse des systèmes de santé organisé par plusieurs universités (Lyon, Rennes, Toulouse, Aix-Marseille) pilotées par des non-médecins. Nous sommes quelques enseignants de santé publique à avoir voulu sortir la santé publique des facultés de médecine, en créant des masters, à travers le regroupement d’équipes de plusieurs facultés, qui faisaient appel à des médecins mais aussi à d’autres universitaires (sociologues, économistes…). Avec Alfred Spira et d’autres, nous avons créé, au Kremlin-Bicêtre, un master de santé publique sur deux ans, qui essayait d’aligner la formation en santé publique sur les formats d’enseignement supérieur d’autres champs. C’était important. L’expérience a été une bonne initiation, on avait quelques internes de santé publique (l’internat avait été créé en 1984) et des professionnels de santé ou des personnes d’autres disciplines qui s’intéressaient à la santé.
Ce type d’initiatives s’est multiplié, en Lorraine, ailleurs. Aujourd'hui, ces formations s’effectuent au sein d’universités regroupant des enseignements de différentes disciplines qui contribuent à l’apport des connaissances dans le domaine de la santé, de ses déterminants ainsi qu'à l’analyse des pratiques professionnelles, du fonctionnement des institutions sanitaires et médico-sociales, des interventions et des politiques correspondantes, ou à la santé publique internationale, à l’ingénierie de l’éducation à la santé et de l’éduction thérapeutique… D’autres formations sont initiées par des UFR non médicales, comme d’économie et de gestion, de géographie, de droit etc. Parmi les tendances lourdes, quand même, il y a donc eu le développement de formations de type master dans de nombreux endroits. Elles sont complétées, plus rarement, par des formations doctorales en santé publique.
La santé publique ne peut exister qu’en dehors des facultés de médecine. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas sensibiliser les médecins aux approches de santé publique, au contraire. Pour un clinicien, il est intéressant d’être capable de situer sa pratique clinique dans un cadre plus large. Mais les paradigmes entre la clinique et la santé publique sont très différents.
En 1985-1986, il y avait également l’idée de créer quatre « instituts de santé publique ». Le projet n’a pas abouti car la santé publique était connotée politiquement comme étant de gauche... dans une période de cohabitation. Un institut a émergé en 1998, l’ISPED, au sein d’une université. Sa structuration est en partie liée à la convergence de vues entre le Président de l’université, ancien Directeur de cabinet de Jack Ralite, et Roger Salamon, biostatisticien ouvert à la santé publique, qui a su amener d’autres disciplines. L’ISPED, qui est un bon exemple de ce que l’on voulait faire, est un succès incontestable.
Lorsque nous préparions la contribution de la SFSP à la mission Chauvin, j’avais indiqué qu’à mes yeux, chaque région devrait avoir un institut de santé publique, qui regroupe les universitaires et les praticiens de santé publique, pour assurer une formation de base initiale et continue. Et que, dans les régions où il existe un potentiel de recherche suffisant, il faudrait structurer un institut d’enseignement et de recherche à vocation inter-régionale. Je pense que c’est essentiel car il faut associer la formation, la pratique et la recherche, ce qui renvoie à une conception de la santé publique comme étant, d’une part, un ensemble de disciplines qui apportent des connaissances sur la santé et ses déterminants et, d’autre part, un ensemble de pratiques et d’interventions dans le domaine.
Nous devons aussi nous inspirer d’autres pays aussi. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, les sociologues de la santé ont une place plus importante que chez nous. Au sein de l’INSERM, on n’arrive pas à développer la santé publique. Philippe Lazar, polytechnicien et biostatisticien, fut un Directeur général de l’Inserm très ouvert à la santé publique. Mais on n’a jamais pu vraiment développer la santé publique, avec Claudine Herzlich, car finalement le DG avait été séduit par la biomédecine. Le fait est que l’on a échoué. La génération suivante, avec Martine Bungener notamment qui a essayé de pousser les recherches en sciences sociales, a échoué aussi. Beaucoup de gens se plaignent encore de ce déficit dans l’Inserm aujourd’hui. La santé publique peine à y trouver vraiment sa place. Un obstacle majeur est culturel, dans les têtes. La santé publique moderne est née à partir des biostatisticiens, des polytechniciens. Daniel Schwartz (ancien patron de Philippe Lazar) a créé l’épidémiologie moderne en France, mais sur des bases mathématiques et sans apport des sciences sociales, qui sont restées marginales. Il y a bien sûr des regroupements de chercheurs comme le CERMES3, mais tout ceci reste faible par rapport à l’ensemble.
Un autre facteur d’évolution à souligner, c’est la montée d’une dynamique « santé » au sein de Sciences Po, à Paris d'abord. Incontestablement, des hauts fonctionnaires se sont emparés de la santé publique et ont développé des formations dans le champ des politiques de santé… Didier Tabuteau en est un parfait exemple, qui a créé une Chaire Santé à Sciences Po qui peut entrer en concurrence avec les universitaires de santé publique au sens classique du terme. Malheureusement, ceux-ci étant enfermés dans les facs de médecine doivent souvent en sortir pour innover. La santé publique, c’est aussi aider à la décision en matière de politiques de santé… d’où le développement de cette approche « Sciences Po ».
En outre, il y a eu la transformation de l’Ecole nationale de santé publique, devenue EHESP. Avec la Directrice de l’Ecole de l’époque, nous avions écrit un rapport, quand j’étais au HCSP, sur la santé publique dans les administrations… Là où il y avait le moins de santé publique, c’était au ministère de la Santé et à l’Ecole nationale supérieure de sécurité sociale (dite « EN3S »). C’est dommage, car la CNAM dispose d’un lot considérable de médecins conseil, dont on aurait pu imaginer qu’ils évaluent les pratiques, mais qui font surtout du contrôle. Paradoxalement, le ministère de la Santé n’est pas très pourvu en compétences de santé publique… D’autant moins que la création des agences a créé des postes propices à des fonctions d’expertise. Il y a donc eu une réelle progression de l’expertise, mais par des chemins qui n’ont pas été ceux de la formation habituelle.
Quand vous dites qu’il y a peu de compétences en santé publique au ministère de la Santé, à quoi pensez-vous ?
Au ministère, les gens se consacrent beaucoup à l’élaboration de textes réglementaires et normatifs, concernant avant tout le secteur curatif (professions et institutions), à la réponse aux sollicitations politiques (questions des parlementaires au ministre etc.). Il apparait ainsi plutôt être le ministère des professionnels de santé et des hôpitaux que celui de la santé de la population. Même le Directeur général de la santé, qui peut développer des visions de santé publique, se heurte au poids de la Direction générale de l'offre de soins, de la Direction de la sécurité sociale et du ministère du Budget ou des Comptes sociaux… Le poste de DGS n’est pas très enviable. Surtout, la création d’agences a fait que beaucoup de Médecins inspecteurs de santé publique ou d’Inspecteurs des affaires sanitaires et sociales sont partis dans les agences, où se concentre aujourd’hui l’expertise.
Y a-t-il eu une évolution dans les métiers de la santé publique ?
Il y a aujourd’hui de nombreuses personnes ayant été formées à la santé publique ou à une discipline qui y contribue ou à des interventions qui en font partie. Les métiers de la promotion et de l’éducation pour la santé ont considérablement évolué. Dans les années 1990, il s’agissait essentiellement de professionnels chargés de concevoir et de réaliser directement des séances d’animation de groupes. Désormais, les professionnels de la promotion de la santé conçoivent, coordonnent, mettent en place, accompagnent et évaluent des projets, des actions de conseil, de formation et de communication. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’équipes pluridisciplinaires : chargés de projets d’ingénierie en promotion de la santé, documentalistes, chargés de communication, etc. Les géographes de la santé sont actifs dans des programmes d’études ou de recherche au niveau local. Ce qui s’est développé, c’est donc l’expertise en promotion de la santé et en prévention.
Dans le secteur de la prévention, il y a des médecins, sage-femmes et infirmiers en PMI, des professionnels de la santé scolaire ou en médecine ou santé au travail et si, aujourd’hui, les métiers n’ont pas fondamentalement changé, le nombre de ces professionnels, notamment des médecins, a décru. Ce qui s’est développé, ce sont les métiers en santé environnementale. Les ARS, la plupart du temps, manquent d’expertise en santé publique, mais dans certaines d'entre elles, des personnalités connaissant bien la santé publique, pèsent et font en sorte que des actions intéressantes se fassent.
La conception biomédicale de la santé reste dominante dans l’administration, donc beaucoup de Directeurs généraux d’ARS prennent comme conseillers sur certains sujets des médecins cliniciens plutôt que des universitaires ou des praticiens de santé publique. De plus, la volonté affichée de maîtriser les dépenses de santé porte souvent préjudice à la prévention, car elle s’applique de façon normative et bureaucratique, via une diminution généralisée des crédits. La prévention n’a pas été bien traitée sur la période passée, sauf pour les actions de dépistage.
L’une des difficultés d’une partie des enseignants de santé publique, c’est qu’étant en médecine, et donc hospitaliers, ils font, pour la plupart, de l’information médicale à l'hôpital, donc ils ne font pas réellement de santé publique. La santé publique a « perdu » l’hygiène au profit des bactériologistes, alors qu’à l’hôpital, l’hygiène c’est de la santé publique. Les enseignants-chercheurs de santé publique sont bi-appartenant à l’université et de l’hôpital, ce qui rend difficile leur sortie de l’hôpital pour être par exemple conseillers d’une ARS s’ils vont y être moins bien payés. Ce sont des obstacles d’ordre structurel dont je ne sais pas s’ils ont été levés.
Toujours dans le registre des « métiers de la santé », que peut-on dire des débats sur la répartition des tâches entre les professionnels de santé au sein du système de soin ? On voit une centralité croissante du médecin généraliste, notamment dans la prévention mais aussi le suivi des malades chroniques, potentiellement dans l’ETP. Est-ce que cela est assorti d’une réflexion sur l’articulation entre le MG et les autres professionnels ? Est-ce que l’enjeu de la « délégation des tâches » est discuté ?
Cet enjeu est crucial, il a été en partie traité dans les dernières lois de santé. Comme il manque des médecins, il s’agit de redonner du temps médical aux médecins, et pour cela il faut confier des tâches à des infirmières, « de pratique avancée » par exemple. Evidemment, il faut aller vers ça… dans la plupart des pays, les infirmières sont capables de faire le suivi des personnes, malades chroniques en particulier. Mais ça se heurte au corporatisme médical… Les sages-femmes réclament plus de responsabilité, mais les obstétriciens y sont hostiles dans leur majorité.
On observe aussi la professionnalisation d’un certain nombre d’usagers du système de santé. Ceci soulève une vieille question : quand des profanes deviennent experts, ils se professionnalisent. En tant que tels, représentent-ils encore la population dont ils sont issus ? Ils peuvent être parasités par les conceptions dominantes, et en particulier devenir plus biomédicaux que les médecins. La participation des usagers est centrale, mais il y a le risque de devenir des « sous-professionnels ». On avait étudié ça dans le vieillissement, où les représentants des personnes âgées, qui n’étaient pas eux-mêmes aussi âgés que les très âgés, ne représentaient en fait pas les problèmes de ces derniers… La démocratie sanitaire, c’est essentiel, mais c’est compliqué, et si la participation de la population peut être améliorée par les TIC, il faut se méfier qu’elle ne soit parasitée par l’idéologie médicale dominante. Il n’en reste pas moins que la place croissante donnée aux usagers et aux citoyens est un progrès considérable !
Est-ce que dans les discours, dans les pratiques, dans les politiques, vous avez vu émerger l'enjeu des démarches communautaires en santé ? Quelle place a été faite, dans les 30 dernières années, aux enjeux de participation, d’engagement des usagers, de place des populations, de mobilisations « à partir de la base » etc. ? Est-ce que les esprits ont changé ?
L’enjeu traverse la période, de façon marginale, mais innovante. Pour moi, elle renvoie à la montée du « bloc communal », d’une manière ou d’une autre… les villes ou intercommunalités. L’approche « communautaire » renvoie à un terme québécois que je n’aime pas. En France, on ne sait pas trop ce que c’est, « la communauté ». Mais je suis vieux [sourire]. Les Québécois ont des institutions inspirées de l’Angleterre. Le « community care », ce n’est pas clair en France. Mais on voit la montée des villes. Les maires font de la santé sans le savoir, quand ils font de l’urbanisme ou du logement. Parfois, ils prennent la main, sans reconnaissance de compétence sauf en ce qui concerne l’hygiène ou la police sanitaire. On voit des élus, des représentants de la population et des professionnels qui entreprennent ensemble des actions relevant de la santé publique. Mais ça reste marginal. C’est là où les praticiens de santé publique se retrouvent à l’aise, dans une approche de promotion de la santé. C’est un enjeu crucial, on peut plus efficacement réduire les inégalités sociales de santé via une approche territoriale qu’au niveau national.
Que pensez-vous de l’idée de développer des métiers de santé de première ligne, non médecins, qualifiés à bac+5, de type « officiers de santé » tels que l'on en voit dans de nombreux pays ? Quels bénéfices pourraient-on tirer d’une telle réorganisation du premier recours ?
On pourrait en tirer des bénéfices. L’un des problèmes clef de notre non-système de santé, pour les usagers, c’est la coordination. Dans le vieillissement, c’est un enjeu central. Des case managers ont été créés avec le dispositif MAIA, qui étaient, au départ, destinées à établir un point d’entrée unique pour traiter des démences séniles ou Alzheimer. Il s’agit de mener l’évaluation des situations et de mettre en relation les partenaires (professionnels de santé de ville, établissements de santé ou médico-sociaux) pour orienter les personnes. Quand on travaille avec des personnes en situation de handicap, elles demandent des référents de parcours. A mes yeux, les personnes qui occupent ces fonctions doivent avoir une formation en santé et en social. Je rappelle que dans les années 60, il y avait des « infirmières de service social ». C’est ça qu’il faut, des profils mixtes. « Il faut socialiser le médical et médicaliser le social ». Aujourd’hui, la part de la santé dans la formation des professionnels du secteur social est nulle, c’est un gros problème pour l’accompagnement du parcours de vie des personnes. Avec d’autres, je plaide depuis des années pour une véritable filière médico-sociale, avec une formation à la santé globale, qui est « la capacité de fonctionner au mieux dans son milieu ». Cela pourrait trouver sa place dans les instituts de santé, il y a la place pour cette approche mixte. Le plus simple est probablement de socialiser le médical… Nous aurions besoin de formations communes aux enjeux de vieillissement, de handicap et de maladies chroniques, avec l’enjeu de l’invalidité et perte d’autonomie comme fils rouges.
Est-ce la pandémie Covid pourrait nous apprendre à relativiser l’importance de la médecine moderne technisée ?
En France, ce n’est pas possible car la pandémie survient dans le contexte d’un hôpital mis à mal en bonne partie du fait du rationnement financier des trente dernières années. Il est donc compliqué d’avoir un discours qui sorte de l’hôpital… La Covid risque même de renforcer l’hospitalo-centrisme. Je fais le pari qu’on renforcera l’hôpital, point final. Au fond, le cœur de la gestion publique de la crise, ça a été la gestion des flux de personnes malades vers l’hôpital. Alors que si on veut gérer correctement une pandémie, le fond du problème est de contrôler la circulation du virus et de protéger les plus vulnérables. C’est d’abord la population qu’il faut protéger, et pas les hôpitaux…
Comment contrôle-t-on la circulation ? On dépiste, on trace, on isole (ce que l’on n’a pas fait au début, faute de tests ou pas bien pour les personnes socialement vulnérables). La stratégie dite de l’« endiguement » est plus une stratégie de santé publique, qui implique qu’on s’organise pour vivre avec le virus, en-dessous d’un certain seuil de circulation, bien sûr. A un moment, on avait dit que ce seuil acceptable pourrait être de 5 000 contaminations pour 100 000 personnes, mais cela a été vite oublié. Nous n’avons pas d’idée exacte du nombre de gens qui sont positifs, car on n’a pas fait d’échantillons aléatoires… le nombre de positifs est fonction du nombre de tests. On aurait pu faire cet échantillon aléatoire de personnes que l’on aurait suivi sur le long cours. Dans la postface du bouquin, qui aborde la pandémie Covid, nous avons plutôt souligné les difficultés de mise en œuvre des stratégies, la mauvaise logistique, et le caractère infantilisant de la communication publique. La mise en œuvre a péché car il y a une fragmentation des acteurs et peu de dialogue entre les différents secteurs.
Comment pourrait-on démédicaliser la santé, et singulièrement la santé publique ?
Nous sommes mal partis… en particulier du fait de la pandémie. On ne parle que des hôpitaux, c’est tragique. Ce qui devrait progresser, c’est l’organisation de l’amont, les soins de première ligne. On va dans la bonne direction, avec la territorialisation, les regroupements, la délégation de tâches aux infirmiers… mais on a un grand retard. La démographie est défavorable, avec le vieillissement. Les conditions de travail à l’hôpital étant ce qu’elles sont, c’est-à-dire détruites par le New Public Management, les gens en partent. Le personnel n’en peut plus. Pour que les choses changent, il faudrait que la santé publique se constitue en lobby… mais il y a des divisions entre les hospitalo-universitaires et les autres acteurs. Face au lobby médical, il faut un lobby de santé publique. Et une formation de qualité, c’est une priorité : former des jeunes professionnels de santé publique compétents et les rémunérer ensuite correctement. La recherche est en mauvaise forme, aussi… les prix Nobel français travaillent bien souvent à l’étranger !
Néanmoins, esquissons quelques pistes vers la démédicalisation de la santé publique, à laquelle pourraient contribuer :
- une communication sur les différentes définitions de la santé autres que l’absence de maladie dans un souci d’éducation de la population et des décideurs. Ainsi il serait connu que bien des déterminants interviennent dans la santé, le niveau d’éducation étant le principal, mais aussi le cadre de vie, le sens donné au travail, de multiples polluants etc. et que le système de soins n’en est qu’un parmi d’autres, certes efficace, mais non sans limite et effets indésirables
- la constitution d’une communauté de santé publique s’appuyant sur des Instituts régionaux de santé publique chargés de formations pluridisciplinaires initiales et continues pour les professionnels et d’autres publics (personnels administratifs, citoyens, responsables associatifs) et selon les capacités de recherche incluant des équipes de recherche contribuant à l’apport de connaissance sur la santé des populations et sur ses déterminants culturels, socio-économiques, institutionnels
- l’instauration de financements pérennes de programmes d’action portant sur les déterminants de la santé en s’appuyant sur les acteurs locaux : professionnels, citoyens, élus. En leur demandant d’intégrer les actions innovantes en matière de santé dans la mise en œuvre de leur politique future.
La pandémie Covid pourrait-elle nous enseigner que la médecine est impuissante à régler à elle seule les problèmes de santé ?
La notion de santé « globale et unique » pour les êtres humains, les animaux et la biodiversité est une notion fondamentale pour l’avenir. La justice sociale, le changement de modèle passant de la production/consommation au développement compatible avec une planète habitable soutiennent une conception de santé bien-être pour tous, sans oublier qu’avec l’avancée en âge, la bonne santé n’a plus le même sens qu’aux âges plus jeunes, car la sénescence s’accompagne d’altérations physiques et mentales qui peuvent nécessiter de l’aide et des soins. La préparation des administrations, institutions de santé, des professionnels et de la population aux futures crises sanitaires est également essentielle.
Le sous-titre de votre ouvrage, « A quoi ont servi les politiques de santé ? », peut avoir un caractère provocateur. Si vous deviez répondre à cette question en quelques phrases, que diriez-vous des trente dernières années ?
Y-a-t-il eu une politique stratégique de santé publique en France ? La réponse est non. Elle a existé dans des rapports, dans des lois, mais la mise en œuvre n’a pas suivi. Car ce qui a dominé, ce sont les tentatives de limiter l’expansion des dépenses de santé. Mais ceci a été fait de façon bureaucratique et normative et sans être évalué, d’où la mise à mal du secteur hospitalier alors que de grands groupes privés ont pu développer des soins de qualité dans des domaines lucratifs en matière de financement par l’assurance maladie. On peut souligner que la nomenclature des actes financés est favorable aux actes techniques (exemple : la dialyse) aux dépens des actes intellectuels (exemple : la consultation du médecin généraliste en secteur 1). Parallèlement, les pouvoirs publics se sont efforcés d’organiser la première ligne, sans s’attaquer par exemple à la liberté d’installation et en maintenant un numérus clausus pour les médecins alors que des changements démographiques entrainaient d’importants changements épidémiologiques dont la prise en compte a été très parcellaire. Il faut hiérarchiser les soins, à partir de trois niveaux : une 1ère ligne (qui doit aussi faire de la prévention), une 2ème ligne (hôpitaux généraux) et une 3ème ligne (CHU de spécialité), qui doivent être mieux articulés, bien sûr car la coordination est essentielle. En première ligne, ça se fait un peu, en santé mentale par exemple. Des cadres réglementaires offrent des opportunités, mais on ne finance pas assez les initiatives. La liberté d’installation des médecins reste aussi un fort obstacle. Les professionnels ont pris des initiatives en matière de formation et d’actions sur le terrain se sont traduites par une augmentation de l’expertise en santé publique. Des citoyens et des élus se sont également saisis de la santé.
Dans les 30 dernières années, les politiques de santé ont donc servi à maîtriser les dépenses, en particulier à l’hôpital (mais à quel prix ?), à territorialiser un peu la santé, à développer des modèles de regroupements de professionnels de première ligne, à faire d’excellents rapports [sourire], à multiplier les agences d’expertise (au risque de la fragmentation), à ne pas savoir organiser la santé publique, car les agences ne sont pas responsables de la mise en œuvre des politiques. Elles ont connu certains succès, quand même, car il y a eu de l’argent, des métiers, du suivi, comme dans le cancer, les accidents de la route, les maladies rares. Les grands échecs, ce sont la santé mentale et le vieillissement, que l’on a coupé du handicap en leur donnant moins de moyens à besoins égaux.
Et, au fond, à quoi doivent servir les politiques de santé ?
A supprimer le ministère de la Santé, qui est d’abord celui des hôpitaux et des professionnels de santé, et à créer un dispositif interministériel. Les politiques de santé doivent servir à préserver, le plus longtemps possible, le « capital santé » de la population par la promotion de la santé et la prévention, et par les soins curatifs lorsqu’ils sont nécessaires et efficaces, ainsi qu'à maintenir l’autonomie fonctionnelle des individus lorsque celle-ci est compromise. En ce sens, elles ne relèvent pas du seul ministère de la Santé et de ses démembrements régionaux (les ARS) – d’autant qu’ils sont sous la pression des lobbies médicaux et hospitaliers d’une part (intégrant leur conception biomédicale de la santé) et du ministère du Budget d’autre part – mais de politiques interministérielles où, à l’action de l’administration de la santé, s’ajoute celle des secteurs de l’éducation, du travail, de l’environnement, de l’agriculture, du logement, des transports etc. Entre les années 1920 et 1950, le ministère a eu diverses appellations qui dénotaient bien son caractère populationnel : « Hygiène, assistance et prévoyance sociale », « Assistance et hygiène publique », « Santé publique » ou encore « Santé publique et population ». Aujourd’hui, il est le ministère de l’absence de maladies… ce qui est un problème.
Il faut décentraliser correctement les politiques. Le bloc communal doit se voir reconnaître des compétences qui soient contractualisées avec les ARS. L’Etat ne doit pas disparaître, bien sûr. La mise en œuvre doit être plus décentralisée. Définir des priorités ne doit pas et ne peut pas venir d’en haut. Cela doit venir d’en bas. Les territoires pertinents en matière de santé peuvent être socialement construits par la population avec les professionnels et les élus. L’« en bas », c’est important car c’est la vie réelle.
[1] HCSP, Ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville (MASSV). La Santé en France. Rapport général et annexes. Paris : La documentation Française ; 1994.
[2] Haut Comité de la Santé Publique (HCSP), Henrard JC (coord.). Stratégie pour une politique de santé : Propositions préalables à la définition de priorités. Rapport au ministre de la Santé et de l’Action humanitaire. Rennes : Éditions de l’École nationale de la santé publique ; 1993
Il y a aujourd’hui de nombreuses personnes ayant été formées à la santé publique ou à une discipline qui y contribue ou à des interventions qui en font partie. Les métiers de la promotion et de l’éducation pour la santé ont considérablement évolué.
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