Le vieillissement, un enjeu de société
LE DOSSIER DU MOIS
AVRIL 2023 :
L'espérance de vie sans incapacité à 65 ans est de 12,6 ans pour les femmes et 11,3 ans pour les hommes, en 2021, DREES, Mars 2023
INTERVIEW
Le vieillissement, un enjeu de société
LE POINT DE VUE DE :
Emmanuel Monfort
MAITRE DE CONFÉRENCES DES UNIVERSITÉS EN PSYCHOLOGIE, HDR, UNIV. GRENOBLE ALPES
VICE-PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ AUVERGNE RHÔNE ALPES DE GÉRONTOLOGIE
Le vieillissement de la population française s’accroît. Qu’est-ce que cela induit dans notre société ?
Tout d’abord, nous pouvons considérer que le vieillissement de la population est un enjeu mondial, et pas uniquement une problématique du « Nord ». Et il s’agit d’une tendance globale, même si bien sûr il existe des différences entre les pays. Il faut bien comprendre qu’il existe un double mouvement lié au vieillissement. Si la population vieillit, c'est parce que les conditions de vie se sont améliorées, et c’est une bonne nouvelle. C’est le reflet d’avancées majeures en matière d'éducation et de santé. Mais ce vieillissement de la population amène des changement sociétaux qu’on ne connait pas bien, des changements de représentations sociales. Ça pose des questions nouvelles comme celles de la place des plus âgés dans la société.
Le vieillissement possède ce côté assez positif, vieillir est une belle opportunité. Si on regarde les conditions de vie des personnes retraités en France, elles sont globalement très satisfaisantes. Des études françaises, américaines et anglaises sur la perception subjective que les individus ont de leur vie montrent que le niveau de bien-être suit une courbe assez précise ; vers 20 ans il est plutôt bon, puis diminue jusqu’à 40 ans et remonte progressivement jusqu’à atteindre un pic vers le 70-75 ans et rediminue de nouveau en intégrant la phase du très grand âge. Ce sont des résultats constants. La satisfaction globale des individus par rapport à leur existence est la plus importante chez ces jeunes retraités.
Comment peut-on expliquer que ce niveau de bien-être atteigne un tel niveau à cet âge ?
Au regard de certains indicateurs comme le facteur économique. Aujourd'hui en France, le niveau de retraite, est le plus élevé qui ait jamais été. S’il y a un problème lié au financement des retraites, c’est bien parce que les retraites sont financées et qu’il y a des droits en matière d'assurance retraite. Chose qui n’a pas toujours existée. Cela n'empêche pas qu'il y ait des inégalités, par ailleurs.
D’autres facteurs peuvent également expliquer le niveau de bien-être ressenti comme le fait que :
- Ce sont les retraités qui sont le plus propriétaires de leur logement.
- Les enjeux professionnels sont derrière eux : et notamment le stress lié aux conditions de travail. Ce sont des personnes qui ont le sentiment d’avoir réalisé des choses, de s’être accompli professionnellement.
- Au niveau familial, c'est un moment où les personnes sont dégagées d'un certain nombre de responsabilités, tel que l'accompagnement de leur(s) enfant(s).
- Ces personnes ne sont pas encore confrontées aux risques majeurs en matière de santé qui sont liés au grand âge.
Les problèmes associés au vieillissement, du point de vue de la santé physique et psychologique, on les observe plutôt après 80-85 ans. Les taux de prévalence de maladies chroniques et neurodégénératives par exemple, vont devenir très importants au-delà de 80 ans, chez les personnes qui entrent dans ce qu’on appelle le très grand âge. La question des difficultés de santé et les conséquences sur l’autonomie, sont assez faibles vers 70 ans.
Donc on observe une conjonction de facteurs qui sont assez favorables et d’ailleurs cela se prouve par le dynamisme et l’implication des 65-75 ans dans les associations, etc. Aujourd’hui en France, ils représentent l'essentiel des bénévoles. Sans ces personnes, beaucoup d'associations s’arrêteraient de fonctionner. L'animation de la vie sociale et culturelle d’un territoire repose beaucoup sur le fait que ces personnes ont une certaine liberté, à la fois matérielle, physique et psychologique.
Cela n’exclut pas qu’il y ait de grandes disparités bien sûr.
Justement, y’a-t-il des inégalités liées à la vieillesse ou au vieillissement ?
Des suivis de cohortes menées à Berlin et Seattle ont permis de faire des avancées extrêmement importantes sur la compréhension de la psychologie du vieillissement. Ces études ont montré que les disparités entre les individus, notamment intellectuelles, s’accroissent fortement avec l’âge. Plus on avance en âge, plus on devient différents, indépendamment du niveau de santé des individus ou de leur genre. L’un des marqueurs du vieillissement est, donc, l'accroissement de l'hétérogénéité entre les individus : selon les conditions de vie, les conditions en emploi, le niveau de revenus, le niveau de santé, etc. Plus on avance en âge, plus les facteurs sont nombreux. Le vieillissement interagit, donc, avec les inégalités.
Au-delà des disparités intellectuelles, nous pouvons aussi prendre l’exemple des inégalités entre les femmes et les hommes :
- Le niveau de rémunération des femmes dans la population générale est globalement plus bas que celui des hommes, même à compétences et à niveau de qualification égales. Au moment de la retraite, cet écart salarial sera exacerbé - les retraites étant indexées sur les salaires.
- L’espérance de vie à la naissance des hommes étant plus faible, les femmes ont également plus de risque d'être confrontées au décès de leur conjoint. Donc les femmes ont plus de risque d’être confrontées à un ensemble de pertes associées au décès du conjoint, non seulement économique mais également social. Elles ont plus de risques de se retrouver dans des situations d'isolement social, de perdre le réseau social du conjoint, et donc elles ont plus de risque d'être confrontées à ce qu'on appelle en psychologie un sentiment de solitude.
En quelque sorte on observe que les conditions du vieillissement viennent potentialiser un certain nombre de facteurs qui expliquent les inégalité et qui existaient avant la vieillesse. Par exemple à propos de la perte du conjoint, il y a bien sûr la souffrance qui est lié à un deuil, mais c’est aussi une perte économique, sociale, une perte de statut, voire d’un rôle, etc, ce qui renforce des inégalités qui préexistaient.
Vous abordiez précédemment la question des changements de représentations sociales. Quelles conséquences les stéréotypes âgistes ont-ils sur la santé, sur l'emploi ?
C’est un sujet qui m’intéresse particulièrement et d’ailleurs nous avons créé un groupe de travail francophone sur le sujet avec des collègues canadiens, camerounais, belges et français.
Rappelons qu’en psychologie, un stéréotype est une représentation socialement partagée. C'est une représentation sur un groupe social que l’on va partager avec d'autres. Les stéréotypes peuvent conduire à des processus de discrimination. Les discriminations âgistes sont fondées sur des stéréotypes liés à l’âge. Les discriminations sexistes ou racistes sont très étudiées et sont moins complexes à comprendre que les mécanismes de discriminations liés aux stéréotypes âgistes. Lorsqu’on compare l’âgisme au sexisme par exemple : le sexisme est une représentation d’un groupe sur un autre groupe, il s’agit d’une discrimination d’un groupe dominant vers un groupe dominé qui s’appuie sur des critères arbitraires. Dans le vieillissement, ce qui est assez paradoxal c’est qu’il s’agit également d’une discrimination d’un groupe vers un autre groupe, à partir d’un critère arbitraire : l’âge, sachant que les personnes qui vont discriminés ont peut-être déjà été discriminés sur ce critère et le seront en tout cas certainement plus tard. Ces stéréotypes âgistes qui ne peuvent être lus par le seul prisme de groupes dominants vers groupes dominés.
Différentes études et expériences de terrain montrent que les stéréotypes âgistes sont fortement ancrés dans la société, peu importe l’âge des individus. Des travaux menés avec de jeunes enfants montrent que ces stéréotypes sont intégrés dès le plus jeune âge. Au niveau pré-scolaire les enfants sont déjà influencés par le critère de l’âge, en attribuant moins de compétences à des personnes âgées.
L’âgisme renvoie à l’ensemble des stéréotypes liés au critère d’âge. Dans cet âgisme, il y a le sens stricte, c’est-à-dire, des plus jeunes vers les plus âgées. C’est ce à quoi on pense le plus spontanément. Mais il y aussi la discrimination des plus âgés envers les plus jeunes, ce qu’on appelle le jeunisme. Voire même, une discrimination des plus jeunes envers les plus âgés, en utilisant des critères jeunistes. Donc il y a une très grande complexité dans la manière dont s’organise les rapports de pouvoir. Au niveau théorique ce sont des sujets assez compliqués, avec des repères complexes.
La question de l’âgisme est totalement occultée en France, lorsque l’on parle de la réforme des retraites, par exemple. Alors que cette question traverse les politiques de l’Union Européenne depuis déjà plus de dix ans. L’Europe met régulièrement à son agenda politique des recommandations en matière d’âgisme, notamment sur les discriminations à l’emploi. L’UE considère même que l’âgisme est l’une des discriminations majeures dans ces pays membres.
L’âgisme a des effets à très court terme et long terme. On constate une diminution du sentiment de compétence et une diminution des performances sur des tâches intellectuelles, des tâches de mémoire, de raisonnement, etc. Les représentations négatives de la vieillesse et du vieillissement, chez les personnes âgées, va induire une diminution du niveau de santé, que celui-ci soit subjectif ou objectif. Ce sont ces personnes qui seront les plus consommatrices de services de santé. Cela nous laisse entendre qu'il y a un lien fort entre le niveau de santé et l’âgisme.
L’âgisme n’agit pas qu’au niveau individuel, mais également interpersonnel. On observe, par exemple, que la relation entre les professionnels de santé et les personnes âgées sera impactée par ces stéréotypes. La discrimination opère à deux niveaux parce qu'elle est chez la personne qui a intégré le stéréotype et également chez les personnes qui sont en charge d'accompagner la santé et la perte d'autonomie des personnes âgées. Cela des conséquences sur l’offre de soins proposée, par exemple. Plus le niveau de stéréotypes âgiste est important, moins ils ont tendance à proposer des services indépendamment de la réalité des conditions de santé.
Donc, il y a une influence inconsciente implicite de ces stéréotypes sur le fait qu'un professionnel, lorsqu'il doit faire un choix, va, ou non, proposer un soin, une thérapie plus complexe et/ou plus coûteuse, par exemple.
L’âgisme se retrouve également dans le langage des professionnels de santé, avec ce qu’on appelle la « sur-accommodation », ou encore le baby talk un langage condescendant et simplifié qui ressemble au discours adressé aux jeunes enfants. C'est une tendance qui est tout à fait implicite, qui part du présupposé que les personnes âgées sont moins compétentes et qu’il faut, donc, simplifier son vocabulaire, ralentir le débit de sa parole, ou encore proposer des aides non-sollicitées.
Cette tendance est contre-productive car les personnes âgées qui en font les frais vont avoir tendance à se conformer à cette représentation et à perdre plus rapidement en autonomie.
A partir du moment où on a des stéréotypes largement véhiculés, on suppose que ça a des conséquences importantes. Le critère d’âge a un côté très réducteur finalement dans la société, avec une association d’idées « âge = coût pour la société » qui peut avoir des effets délétères.
Que peut-on faire pour remédier aux conséquences des discriminations liées à l’âge ?
Selon moi, il faut développer une culture gérontologique. Il y a un réel besoin de former les (futurs) professionnels de santé à la question du vieillissement. Comme tout stéréotype, l’âgisme est très sensible à l'expérience et à l'éducation des personnes.
Y’a-t-il de grands sujets à mettre à l'agenda politique en France, selon vous ?
À l’heure actuelle, lorsque l’on aborde le vieillissement dans les textes institutionnels, ce n’est pas le vieillissement qui est réellement abordé, mais bien la vieillesse, qui n'est pas la même chose ! Et cette vieillesse est appréhendée de deux manières différentes :
- Il y a la vieillesse socioéconomique. Ça, c'est ce dont on parle beaucoup en ce moment, donc qui renvoie à un changement de rôle social. Passer du rôle d'actif à celui de retraité. Et donc ça, ces politiques-là, aujourd'hui, elles sont fixées par la Caisse nationale d'assurance vieillesse, notamment par les régimes de retraite particuliers, les complémentaires, etc. En bref, la vieillesse sous l’angle des retraites.
- Une deuxième manière de voir la vieillesse est l’angle très biomédicale et qui renvoie à la perte d'autonomie et de la dépendance, qui concernent en fait les personnes dans le grand âge (80-85 ans). Cette question sanitaire dépend des politiques au niveau national au travers du Ministère de la Santé et de la Prévention.
Finalement, la question de la place du vieillissement de la population est peu discutée. Les conséquences du vieillissement de la population ne sont pas appréhendées. Qu'est-ce qu'on fait dans un système de santé qui aujourd'hui est dans une crise majeure ? Aujourd'hui, nous savons que les personnes qui travaillent en maison de retraite, travaillent dans des conditions extrêmement difficiles. On est dans un système qui aujourd'hui est saturé. Pourtant, on sait que le problème va continuer à s'accroître.
Par ailleurs, nous pouvons parler de la question des aidants, qui, elle aussi, n’est que trop peu discutée. Les choses avancent, mais trop doucement, au vue des besoins. Quand on sait que la société vieillit, le nombre de personnes âgées dépendantes augmente. En revanche, le ratio entre ces personnes âgées dépendantes et le nombre d'aidants, lui, ne va pas augmenter. Alors que nous sommes déjà à saturation, comment fait-on ?
En maisons de retraite ou en aide à domicile, où les conditions de travail sont difficiles, les personnes employées sont, très souvent, elles-mêmes en situation de précarité sociale, et vulnérable. La question de l’âge de départ à la retraite est une question importante, mais elle ne devrait pas embolisée le discours autour des besoins en matière de politiques liées au vieillissement.
Le critère d’âge a un côté très réducteur finalement dans la société, avec une association d’idées « âge = coût pour la société » qui peut avoir des effets délétères.
POUR ALLER PLUS LOIN
Article, Vieillir : l'âge est-il un bon repère ? The Conversation, Mars 2023
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