Entretien avec Yann Bourgueil : "Après l’hôpital, ce sont les soins primaires qui se préparent à jouer leur rôle de première ligne dans la réponse à l’épidémie"
Yann Bourgueil est un médecin de santé publique engagé de longue date dans la recherche sur les services de santé. Directeur de recherches à l’IRDES, il anime la mission « RESPIRE », une initiative conjointe à l’EHESP, l’Assurance maladie et l’IRDES. RESPIRE a contribué à la mise en place du réseau de recherche en soins primaires ACCORD, qui associe notamment le Collège national des généralistes enseignants, l’institut Jean François Rey (organisme de recherche des centres de santé et des médecins qui y travaillent), la Fédération Nationale des Maisons de Santé récemment renommée AVECSanté, l’association Asalee (Action de Santé Libérale En Equipe), le Département universitaire de maïeutique de l’UVSQ et l’Unité de Recherche en Emergence RETINES (Université Cote d’Azur).
Face au COVID-19 et à son impact prévisible sur la continuité des soins, notamment pour les malades chroniques, le réseau ACCORD a revu son plan de travail annuel. Pouvez-vous nous présenter ce que vous avez mis en place durant les dernières semaines ?
Le réseau Assembler, Coordonner, COmprendre, Rechercher, Débattre en soins primaires (Accord), financé pour une année par l’appel à projets de l’IReSP de 2018, a pour objectif de développer la connaissance sur l’effet des organisations et des pratiques de soins sur les dimensions principales qui caractérisent le champ des soins primaires, à savoir : l’accessibilité, la continuité, la coordination et l’approche globale des soins pour une population sur un territoire local. La survenue de l’épidémie de COVID-19 s’impose à nous et questionne très fortement les dimensions de continuité, d’accessibilité et de coordination des soins. L’ensemble des partenaires ont donc décidé d’organiser rapidement une série de travaux d’enquêtes quantitatives et de travaux qualitatifs afin de décrire, mais également d’analyser les réponses apportées par le champ des soins primaires. Comment les professionnels du champ adaptent leurs pratiques et leurs organisations à l’épidémie ? Comment ces adaptations varient selon le contexte d’exercice ? Quelles sont les innovations mises en œuvre ? Certaines formes d’organisations sont-elles plus réactives que d’autres ? Autant de questions qu’il nous semble intéressant de documenter pour rendre visible l’effort local qui est fait, mais également pour permettre aux acteurs professionnels de prendre du recul, échanger et disséminer leurs pratiques adaptatives plus rapidement que le virus en quelque sorte.
Quels sont les principaux résultats des enquêtes que vous avez menées auprès des professionnel.le.s de premier recours ?
Les professionnels de soins primaires, notamment les médecins, les infirmières et les pharmaciens, se sont adaptés très rapidement pour faciliter la prise en charge de patients suspects de COVID-19, tout en assurant la continuité des soins (téléconsultation, attribution d’un rôle spécifique par exemple pour les médecins en EHPAD, organisation de tournées à domicile spécifiques COVID, organisation de lieux de consultation COVID dédiés, organisation du rappel des patients fragiles…). Leurs capacités d’adaptation sont déterminées par le contexte de leur pratique. Plus ils exercent en groupe, plus il est possible d’organiser des accueils séparés et des lieux de consultations spécifiques du fait des locaux. Le manque de matériel de protection (masques, gants, sur blouses, lunettes) est une incitation très forte à constituer des lieux de consultation spécifiques pour les patients présentant des signes d’infection par le coronavirus. Les dynamiques locales préexistantes, par exemple des projets de Communautés Professionnelles Territoriales de Santé, sont des facteurs favorisants et accélérateurs des organisations locales de soins pour faire face à la crise, surtout quand elles sont articulées avec les élus locaux.
Avez-vous été surpris par certains de ces résultats ?
Pas vraiment. Dans leur grande majorité, les professionnels de santé sont très engagés dans leurs missions. Certains témoignages sont néanmoins très impressionnants, tant ils révèlent un très fort investissement collectif pour rassembler, organiser et mettre en œuvre rapidement des réponses territoriales avec les moyens du bord. Les entreprises locales, les collectivités territoriales, les acteurs de la vie économiques apportent leur aide pour fournir matériel de protection, lieux de consultation etc. L’hôpital peut également être mis à contribution pour valider des protocoles d’hygiène au domicile, participer à l’élaboration de réponses. Les CPAM peuvent également être mobilisées notamment pour communiquer les solutions locales aux assurés. Ces dynamiques, surtout quand elles sont reconnues par les tutelles, permettent de mettre en place des réponses dans le contexte de la crise qu’il pourrait être intéressant de poursuivre dans la durée, par exemple pour organiser la réponse à la demande de soins non programmés à l’échelon local. Ce qui surprend, en revanche, est la forte baisse de l’activité de consultation en première ligne, comme d’ailleurs la baisse d’activité aux urgences.
Quels enseignements tirez-vous de ces enquêtes ?
Les professionnels de soins primaires, principalement libéraux, se sentent très concernés et se mobilisent, même s’ils ressentent parfois un sentiment d’abandon de la part des tutelles, notamment vis-à-vis du manque de matériel de protection. Le confinement et le message délivré de rester à domicile et d’appeler le 15 en cas de symptômes évocateur d’une infection par le coronavirus a conduit à une forte baisse de l’activité en soins primaires et peut conduire à une dégradation de la continuité des soins pour les patients porteurs de pathologies chroniques notamment. De fait, le secteur des soins primaires s’organise pour répondre à la demande de soins, même en situation de pénurie de matériel de protection, mais ces efforts sont avant tout locaux et spontanés. Ils ne semblent pas perçus par les tutelles, fort occupées par ailleurs à augmenter les capacités en réanimation et gérer l’optimisation du placement de patients COVID-19 en réanimation.
Lundi 6 avril, le ministre Olivier Véran a fait un long développement sur la situation des personnes malades chroniques, notamment le risque de renoncement aux soins, dont parlent de nombreux acteurs de santé publique. De quelles situations peuvent témoigner les professionnel.les avec lesquel.le.s vous travaillez ?
C’est une excellente chose. Les professionnels évoquent des difficultés à contacter le 15, même sur lignes dédiées, pour des patients avec des syndromes de menace. Ils évoquent également des reports d’interventions chirurgicales pour cancer dans des délais qui paraissent inquiétants. Ils mentionnent également des cas de patients qui retardent le recours aux soins pour ne pas gêner et par peur d’être contaminés.
Dans la même intervention, le ministre a largement abordé l’opportunité de développer les solutions de télé-santé, comme la télé-consultation avec les professionnels de ville, généralistes ou spécialistes, notamment avec les personnes malades chroniques. Est-ce que ces outils sont largement investis par les professionnel.le.s, aujourd’hui ?
Les professionnels qui utilisaient déjà ces outils ont renforcé leur usage (téléconsultations par vidéo, échanges par mail, et surtout consultations par téléphone). Certains s’y sont mis à l’occasion de la crise, mais il est encore trop tôt pour estimer l’ampleur de cette évolution. A l’inverse, certains ont arrêté la prise de rendez-vous via des plateformes, pour pouvoir réaliser une évaluation téléphonique de la demande directement auprès des patients. Réguler la demande de soins et éviter au maximum le risque de contamination sont les deux objectifs qui dictent les usages de ces outils.
Qu’est-ce que vos données nous apprennent des points de faiblesse de notre système de santé et de ce qu’il faudrait renforcer ?
Le champ ambulatoire reste un secteur mal appréhendé par les pouvoirs publics. Il est également insuffisamment organisé et représenté. La réactivité plus forte des professionnels en exercice collectif, comme les organisations territoriales qui se mettent en place à l’occasion de projets de CPTS préexistants, confirment le bien-fondé de la stratégie de la transformation du système de santé à partir des soins de proximité. On peut néanmoins s’interroger sur l’ampleur des transformations déjà engagées ; elles paraissent aujourd’hui en deçà des besoins. On peut également s’interroger sur les capacités de l’administration de santé publique à travailler avec le secteur de la ville (moyens en ressource humaines, compétences, données etc..). C’est probablement un domaine à renforcer, qui concerne en premier lieu les professionnels de santé publique A quand des postes et des équipes de santé publique universitaires déployées sur les territoires et pas uniquement à l’hôpital ?
Quelles sont les prochaines étapes de vos travaux dans le cadre de l’épidémie ?
Tout d’abord, analyser les données qui, pour certaines ne sont pas encore complétement recueillies, ensuite programmer une série de travaux de documentation qualitatifs et qualitatifs, dans la perspective de la sortie du confinement. Après le rôle principal joué par l’hôpital au plus fort de l’épidémie, l’enjeu va se déplacer vers le domaine des soins primaires, le domicile, les lieux de soins. L’arrivée des tests et du matériel de protection va nécessiter une prise en charge accrue de la population en ambulatoire, ce d’autant plus que le recours à certains besoins de soins ont été retardés, voire que des situations se seront dégradées avec le confinement. Il importe donc de documenter comment les soins primaires se préparent à jouer leur rôle de première ligne en articulation avec le système hospitalier et quels sont leurs besoins (matériel, ressources de coordination, système d’information, support logistique…).