Entretien avec Philippe Vadrot : "Anthropologie et philosophie au chevet d’une société apeurée"
Interview de Philippe Vadrot, docteur en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives. Ses travaux concernent la philosophie du corps et l’anthropologie des pratiques corporelles. Il a enseigné à l’Université de Clermont II et collabore avec le Centre d’Etudes et de Recherches Interdisciplinaires sur les processus de la Création de l’Université de Savoie.
La pandémie de coronavirus succède à d’autres épidémies, qu’est-ce qui selon vous la rend inédite ?
L’épidémie frappe un monde qui ne s’y attendait pas, du fait d’une hyper conscience de sa supériorité technologique dans tous les domaines, et d’un rapport au corps lui-même inédit : manipulation génétique, transhumanisme, etc. Cette surprise douloureuse est à mettre en parallèle avec le changement climatique qui nous renvoie à beaucoup d’humilité.
L’inédit réside aussi dans ce décompte du nombre de morts et sa mise en scène dans une sorte de « thanaton ». Cette affirmation du décompte en temps réel, anxiogène, est une chimère. Outre les biais de cette quantification, il est illusoire de croire que compter permet de connaître. Seuls, ces chiffres sont dénués de significations. Pour connaître une maladie, il faut en chercher la « généalogie » au sens de Nietzche, c’est-à-dire son histoire et son ontologie. Or, il me semble que l’ontologie de cette maladie demeure impensée ; on la présente comme une « effraction » en niant son historicité. Pour Nietzche, la maladie est le fait d’une « intériorité », elle fait partie du sujet. Lorsqu’on dissocie l’épidémie de l’ontologie individuelle de la maladie, la maladie apparaît d’autant plus injuste et incompréhensible, le mystère se creuse. Le fait de penser l’épidémie comme « inédite », de ne pas la rapporter à d’autres interprétations du mal, la rend inintelligible. A mon avis, l’histoire du coronavirus serait à rapprocher de l’histoire des grandes peurs et des suspicions à l’égard de l’autre, avec la spécificité d’être habillée par des technologies de l’information qui brassent ces angoisses.
Ce qui est inédit, enfin, c’est le rapport au temps et à l’espace, l’incessant mouvement des informations, qui font que les commentaires sur l’épidémie circulent plus rapidement que le virus lui-même. La quête de « traçabilité » numérique résulte de l’effort de comprendre l’origine de la maladie, que l’on recherche dans les réseaux sociaux et beaucoup moins dans l’ontologie du sujet. Tout est en place pour que nous percevions de l’inédit, avec une uniformisation de tous les malades, qui seraient tous identiques, tous soumis aux mêmes règles de contamination. Le rêve de la médecine de voir des patients identiques, donc plus facile à soigner, s’efface pourtant devant des réactions personnelles imprévisibles. Arrive le recours aux statistiques, qui expliquent en partie mais peuvent aussi réduire l’espoir du patient d’échapper aux prévisions, parfois morbides… D’où l’angoisse des chiffres. L’anthropologie et la philosophie sont à convoquer pour exorciser ces peurs bien humaines, « trop humaines ».
Les impacts socio-économiques des réponses sanitaires interrogent la place donnée à la santé dans nos sociétés. Peut-on y voir une évolution de notre rapport à la maladie ?
Vous parlez de réponses sanitaires, mais il me semble qu’il s’agit de réponses sanitaro-politiques, voire politiques puisqu’elles impactent toute la vie sociale et économique. Partout, on entend que le confinement est « la seule solution ». Sans être épidémiologiste, je m’interroge sur cette insistance ; il me semble surtout que le confinement est la solution la moins coûteuse et la plus visible. Sans nul doute, le confinement est aussi une forme de biopouvoir qui appelle à la relecture de Michel Foucault. Il représente une forme d’exercice et d’affirmation de pouvoirs politiques et policiers. S’agissant de notre rapport à la maladie, ces réponses s’inscrivent dans un héritage chrétien séparant le corps et l’esprit, et positionnant l’étiologie dans une extériorité. Pourtant, il y a lieu de s’interroger sur l’effet de l’isolement sur notre santé, des fragilités qu’il induit. Le concept de « volonté de puissance » nietzchéen est éclairant pour dépasser ce dualisme. La « volonté de puissance » doit être comprise comme coordination, contrôle des pulsions constitutives de l’individu, et signifie une force surabondante disponible pour autrui et non un contrôle politique sur la masse des sujets soumis. La maladie est une dimension du vivant qui en questionne le sens. Une fois les urgences surmontées, il faudra réfléchir à ce que l’épidémie de coronavirus et sa gestion révèlent de nos sociétés.
On se souvient des nombreuses prises de parole d’anthropologues au temps de l’épidémie d’Ebola, pourquoi sont-ils si silencieux face aux coronavirus ?
Il me semble que ce silence révèle une forme de terreur et de sidération, peut-être accrue par la situation de confinement. Outre les anthropologues, les partis politiques, les syndicats, tout un ensemble d’acteurs sociaux gardent le silence, observent tapis dans l’ombre, restent extrêmement prudents. Le contexte est mouvant, incertain et l’impact des mots peut être disproportionné du fait de la circulation en boucle des informations. La prise de parole demande de l’audace, rares sont ceux qui s’y risquent, surtout dans l’urgence. Enfin cette difficulté à prendre du recul précède l’arrivée du coronavirus ; notre société souffre d’une carence de retour sur elle-même.
Dans l’urgence, les réponses telles que le confinement ont essentiellement été conçues à partir de modélisations épidémiologiques. Qu’est-ce que l’anthropologie peut apporter à la définition de ces réponses de santé publique ?
En tant que sciences de l’humain et des sociétés humaines, l’anthropologie nous rappelle qu’un problème humain ne peut jamais être réduit à sa dimension biologique. Une réponse telle que le confinement, qui brise le social en éloignant les personnes les unes des autres, a un impact incommensurable sur les relations humaines. Le confinement et ses exemptions au seul profit « des produits de premières nécessité » procède d’une vision réifiant l’humain à ses besoins biologiques. Cette expérience est abominable au sens où elle écrase l’humain et limite ses communications. Le confinement s’impose d’ailleurs à nous comme une expérience corporelle, c’est-à-dire le vécu d’une situation sans précédent « par le corps ». Dans cette configuration, qu’advient-il de l’autre ? Du rapport à l’autre qu’on ne peut ni voir ni toucher ? Des liens sociaux ? L’autre ne devient-il qu’un risque de contamination ? De même, le masque n’est pas qu’une barrière au virus, c’est une barrière à la sociabilité et c’est en cela que son port nous est si problématique. Le confinement est aussi une mesure terrible parce qu’elle renforce le sentiment de peur. L’autre jour, une voisine s’efforçait vainement d’ouvrir la porte de son garage avec son coude. En passant, j’ai attrapé la clenche et je lui ai ouvert ; elle a posé sur moi un regard effaré. Quand la peur de l’autre prend de telles proportions, n’est-ce pas une « mort sociale » ? Je crains que la proportion de personnes — mortes socialement bien que biologiquement en vie — n’aille croissant. C’est la situation monstrueuse des Ehpad où un isolement inhumain est imposé aux résidents. L’anthropologie doit porter ce message : le vivant n’est pas réductible à la biologie du vivant. A ce titre elle doit éclairer les décisions politiques et leur faisabilité au regard de la vie sociale.
ALLER PLUS LOIN
- Surveiller et punir. Naissance de la prison, Michel Foucault, 1993, Gallimard
- Santé, maladie et médecine selon Nietzsche, André Stanguennec, février 2019