Entretien avec Françoise Jabot : "Santé dans toutes les politiques et Covid-19"
Dans le cadre de la Semaine Européenne de Santé Publique qui a eu lieu du 11 au 15 mai 2020, la Société Française de Santé Publique a interviewé Françoise Jabot sur "Santé dans toutes les politiques et Covid-19" dans le cadre de la première journée sur le thème "Promoting health through the Global Goals". Les autres contributions de cette semaine spéciale sont disponibles sur la page de notre dossier du mois.
La Santé dans toutes les politiques, qu’est-ce que cela signifie ?
La Santé dans toutes les politiques, c’est un concept qui est l’aboutissement d’une réflexion mûrie sur plusieurs décennies. On peut la faire débuter à la fin des années 70 avec la conférence d’Alma Alta où, sous l’égide de l’OMS, plus de cent nations s’engageaient en faveur de « la santé pour tous en l’an 2000 ». La déclaration adoptée à Alma Ata signe l’avènement des soins de santé primaires et la reconnaissance de l’interdépendance entre la santé et le développement économique. Dix ans plus tard, en 1986, la conférence tenue à Ottawa jette les fondements de la promotion de la santé. La charte d’Ottawa définit la santé, non comme un état statique, mais comme un construit évolutif et dépendant d’un ensemble de facteurs qui façonnent la santé en agissant à différents niveaux : les déterminants de la santé, c’est-à-dire « les conditions dans lesquelles les personnes naissent, grandissent, travaillent, vivent et vieillissent ». Les conférences suivantes ont incité à la création d’environnements sains. En 1988, la conférence d’Adélaïde appelait les gouvernements à faire des politiques publiques saines, c’est-à-dire, se préoccupant de santé et d’équité et visant la création de milieux et conditions permettant aux gens de mener une vie saine. Les conférences qui ont suivi, notamment celles d’Adélaïde en 2010 et d’Helsinki en 2013 sont allées dans le même sens en s’attachant à identifier des modalités d’action dans un ensemble de domaines et en insistant notamment sur le développement de nouvelles formes de gouvernance.
La Santé dans toutes les politiques est définie comme une « approche intersectorielle des politiques publiques destinée à mieux prendre en compte les conséquences sur la santé des décisions, à rechercher des complémentarités/synergies entre les secteurs afin d’éviter les conséquences néfastes pour la santé et ainsi améliorer la santé de la population et l’équité en santé ».
C’est un concept qui repose sur des principes : mettre la santé et l’équité au cœur des politiques, développer une action gouvernementale concertée afin d’agir de façon coordonnée sur les déterminants de la santé, agir à tous les niveaux (du national au local) grâce au soutien et au rôle moteur du secteur de la santé.
La SdTP, c’est considérer que la santé n’est pas seulement l’affaire du secteur de la santé mais une responsabilité partagée de tous les secteurs.
Comment ce concept se traduit-il concrètement ?
Plusieurs stratégies et instruments sont nécessaires pour la mise en œuvre de l’intersectorialité : développement de structures de gouvernance, tels que des comités interministériels et intersectoriels, mécanismes pour renforcer des partenariats, mise en place des cadres législatifs ; promotion d’approches qui permettent d’analyser les politiques au prisme de la santé parmi lesquelles on trouve l’évaluation d’impact sur la santé. On peut citer le mouvement européen des Villes-Santé lancé par l’OMS qui incite les responsables locaux à penser la ville comme un lieu promoteur de santé, les villes qui ont fait le choix d’adhérer à ce réseau se sont engagées à agir sur les déterminants de la santé ; ce qui a été repris dans la déclaration de Shanghai 2016.
Progressivement, le concept a été précisé et traduit concrètement dans quelques pays. L’OMS a fourni un cadre d’action et, depuis 2017, il existe un réseau mondial des pays qui se sont engagés - ou s’engagent - dans cette voie : Australie du Sud, NZ, province du Québec, Finlande, Norvège, Pays de Galles, Thaïlande etc. dans le but de soutenir l’implantation de la SdTP à tous les niveaux de gouvernance afin d’appuyer la mise en œuvre des objectifs de développement durable. Un rapport a été publié fin 2019 sur la situation de la SdTP dans le monde.
En quoi la « santé dans toutes les politiques » contribue à l’atteinte des Objectifs de Développement Durable (ODD) ?
La SdTP parce qu’elle repose sur une approche intersectorielle, permet de travailler sur les ODD. Les objectifs de développement durable, ce sont 17 objectifs définis par les NU pour améliorer à l’échelle planétaire, la santé humaine, la paix, le partenariat et la prospérité. Ils couvrent les domaines politiques de l'économie, de l'environnement et de la société.
L’ODD 3 porte sur la santé des personnes et dépend de la réalisation d’autres objectifs, à savoir, l’accès à l’alimentation, à un revenu, accès à l’éducation, etc. avec un accent majeur sur la réduction des inégalités. Inversement, on considère qu’une population en bonne santé contribue à l’atteinte des objectifs des autres secteurs. Les ODD sont interconnectés et supposent, pour être atteints, une action intersectorielle.
Mettre de la santé dans toutes les politiques, c’est donc une approche essentielle en promotion de la santé.
L’approche de la « santé dans toutes les politiques » est-elle développée en France ?
La France n’a pas véritablement de cadre d’action à l’instar de ce qui a été fait en Australie méridionale ou en Finlande, même s’il existe des instances intersectorielles ou des instruments qui facilitent ou formalisent des partenariats : je pense aux CLS.
Cependant, il existe un intérêt réel et croissant depuis presque 10 ans maintenant pour l’EIS ; ce qui est la manifestation d’une volonté de mettre de la SdTP. Les premiers travaux d’évaluation d’impact sur la santé ont débuté au début des années 2010 et se sont multipliés, progressivement dans presque toutes les régions, même si certaines plus engagées que d’autres.
L’évaluation d’impact sur la santé s’intéresse aux conséquences potentielles sur la santé de politiques publiques, de projets, de programmes, qui n’ont pas pour objectif principal d’agir sur la santé (par exemple : des politiques de transport, des politiques énergétiques, un projet de réaménagement urbain ou encore de mesures législatives, etc.) avant même que ces derniers n’aient été mis en œuvre. La notion de santé est abordée dans une acception large, prenant en considération tant la dimension négative (survenue de pathologies) que positive (bien-être et qualité de vie).
Il s’agit d’examiner, selon une méthode bien définie, cette politique ou ce projet, c’est à dire ce qu’il est prévu de faire, ce que cela va entraîner comme effets directs, qui va être concerné (tout le monde ou certaines catégories de population) et comment cela va transformer les conditions de vie de ces personnes, et donc leur santé. Le but de la démarche est de pouvoir intervenir avant la réalisation de ces politiques ou projets, de manière à les rendre plus favorables à la santé, en proposant des mesures destinées à en atténuer les impacts négatifs et renforcer les impacts positifs.
Comment l’Evaluation d’impact sur la santé (EIS) contribue à intégrer la santé dans les autres politiques ?
Elle repose sur un ensemble de valeurs, communes à celles de la promotion de la santé :
- approche globale de la santé, c'est-à-dire à travers tous les déterminants (individuels, sociaux et environnementaux) et avec vision positive (on ne raisonne pas seulement en termes de risque) ;
- équité, dans la mesure où l’analyse des impacts s’intéresse à leur répartition dans les divers groupes sociaux en fonction des caractéristiques liées à l’âge, au genre, aux conditions socio-économiques de manière à proposer des solutions alternatives pour que les groupes les plus vulnérables ne le soient pas davantage et en tirent le meilleur bénéfice ;
- démocratie, en faisant participer la société civile.
- Elle s’appuie aussi sur le principe de développement durable car l’EIS considère les effets à court, moyen et long terme.
Ainsi, l'EIS est un moyen d'intégrer la santé dans toutes les politiques mais aussi de concilier la promotion de la santé avec les approches environnementales.
Deux tiers des EIS portent sur des projets d’aménagement urbain. Les liens entre urbanisme et santé sont désormais bien établis. Les choix d’aménagement en termes de construction de logements, de voiries, d’aménagement des espaces publics, de continuité entre espaces, d’infrastructures, de services etc. vont influencer la qualité de l’air, les nuisances sonores et olfactives, l’esthétique paysagère, la répartition des espaces (entre espaces bâtis et espaces verts), le maintien ou non de la biodiversité, le dynamisme économique et la vie sociale, la perception du cadre de vie (est-ce qu’il est agréable, paisible, sûr ?) mais aussi les usages (fréquentation des lieux publics) et les comportements individuels (pratique de l’activité physique par exemple).
Les travaux internationaux concluent que la majorité des EIS produit des transformations sur le projet ou programme concerné. On manque encore de recul en France pour juger de l’efficacité à long terme, à savoir dans quelle mesure l’EIS permis de mieux prendre en compte la santé dans les projets dans la mesure où les projets d’aménagement sont souvent prévus sur plusieurs années et qu’une partie des recommandations ne pourront être effectives que beaucoup plus tard. Pour autant, on dispose d’arguments pour affirmer que les EIS accroissent également la prise de conscience des conséquences des interventions sur la santé et permettent de faire comprendre la notion de déterminants de santé, favorisent le décloisonnement entre les services d’une institution, améliorent la collaboration entre les parties prenantes, facilitent des échanges entre les acteurs de secteurs différents, créent des passerelles entre les politiques de santé et les autres politiques.
L’EIS met en œuvre de façon concrète la notion d’intersectorialité et pour cette raison, on considère que c’est une voie efficace pour intégrer la notion de santé dans les autres politiques.
Comment la survenue du Covid-19 questionne le concept de santé dans toutes les politiques ?
L’approche de la SdTP consiste à relire les autres politiques avec un regard « santé ». Dans la situation actuelle, la question de la santé, dans le versant « maladie », a fait irruption brutalement dans toutes les politiques, tous les secteurs, à tous les niveaux, du local à l’international, créant une sorte d’état de sidération de la vie sociale et économique où tout est relu et revu au prisme de l’épidémie de Covid 19.
On assiste à la démonstration de ce qu’on vient d’évoquer à propos des ODD, de la réciprocité entre ODD entre eux. L’atteinte de l’objectif Santé suppose celui des autres ODD. Inversement, les autres ODD ne peuvent se réaliser si la population n’est pas en santé. L’épidémie de COVID-19 n’est pas qu’une crise sanitaire, c’est également une crise économique et sociale qui compromet l’atteinte des ODD.
L’émergence du coronavirus nous rappelle l'interdépendance entre la santé humaine et animale, et les écosystèmes naturels. On assiste depuis plusieurs années à une dégradation importante de ces écosystèmes du fait de l'augmentation des activités humaines en lien avec les activités économiques, la croissance démographique et l’urbanisation croissante. Ces transformations, cette dégradation de l’environnement, constituent une menace pour la santé humaine et l’équité en santé. On ne peut plus séparer les enjeux de santé humaine, des enjeux environnementaux, de la préservation des écosystèmes. Il y a urgence à agir et modifier nos modes de vie.
L’épidémie de Covid-19 met en lumière les inégalités. Il y a des impacts différents selon les continents, les pays et les territoires à l’intérieur des pays ; avec des populations plus exposées à l’infection ou à des complications parce que plus fragiles, du fait de leur statut économique, de leur condition de logement, de leur travail, de leur genre, de leur âge ou qui souffrent plus du confinement ou qui ne peuvent pas respecter les mesures de protection ou la distanciation sociale, par manque d’eau pour le lavage des mains, faute de chez soi, par nécessité de devoir travailler etc.).
Quels sont les enseignements à tirer en termes de santé urbaine ?
L’épidémie de Covid-19 et ses conséquences, amènent à repenser nos modes de vie, repenser la ville, où les 2/3 de la population mondiale vivront en 2050, à habiter la ville autrement avec notamment, un besoin de plus d’espace pour les trottoirs, les pistes cyclables, les espaces publics de rencontre... Elle incite à envisager des reconfigurations telles que le concept de « ville modulaire » qui prévoit des lieux avec des fonctions différentes à des moments différents, ou le concept de « ville du quart d’heure » où une majorité de services serait accessible en 15 minutes etc.
Les acteurs de santé publique, en lien avec les municipalités, les urbanistes, les citoyens, auront à être attentifs, à travers les démarches d’urbanisme favorable à la santé ou d’EIS, aux conséquences de ces transformations sur la santé, sur tous les déterminants de la santé. Dans les EIS de projets d’aménagement urbain, on s’intéresse particulièrement aux effets sur la qualité de l’air, les nuisances sonores, le cadre de vie, l’activité physique, la perception des espaces et, question importante pour les décideurs, à la cohésion sociale.
On entrevoit les tensions et les contradictions à gérer entre des mesures compatibles avec la distanciation sociale et la cohésion sociale par exemple. La cohésion sociale traduit la capacité d’un groupe à vivre ensemble, à travers le partage de normes et valeurs, l’existence de relations de confiance et de solidarité, la constitution de réseaux sociaux, le sentiment d’appartenance à une même communauté et un fort attachement au lieu de vie. Il y a là une difficulté à concilier la nécessité d’interactions sociales qui sont un préalable pour tisser du lien social avec les mesures de distanciation, l’instauration de liens de confiance alors que le risque de contamination induit de la méfiance. Par ailleurs, il faudra veiller aussi à ce que ne soient pas perdues les avancées en termes de mobilité active, de limitation de la place de la voiture dans la ville, du fait d’un recours accru au véhicule individuel pour des raisons de protection.
Il faudra rester vigilant, pas uniquement pour les projets d’urbanisme mais pour toutes les mesures et politiques, aux conséquences de ces mesures sur toutes les dimensions de la santé, avec un regard sur l’ensemble de ce qui favorise ou altère, l’environnement physique et social, le cadre de vie, dans une perspective globale intégrant tant les enjeux de santé et que les enjeux environnementaux.