Entretien avec Stéphane Besançon : "A partir de la Covid-19, une réflexion systémique pour répondre aux enjeux de santé mondiale"
Directeur général de l’ONG Santé Diabète, Stéphane Besançon est biologiste et nutritionniste avec une spécialisation en physiopathologie de la nutrition et en développement international. Avec l’ONG Santé Diabète (SD), il a mis en place de nombreux projets pilotes pour la prévention et la prise en charge du diabète en Afrique. Les travaux de Stéphane Besançon sur les systèmes de santé, les maladies chroniques, l’accès aux traitements, la nutrition et le diabète en Afrique ont fait l’objet de nombreuses publications internationales et scientifiques, dont, notamment, le livre « Diabète Afrique » dont il est le co-auteur. Stéphane est également membre du mécanisme mondial de coordination des Maladies Non Transmissibles de l'OMS, de la commission internationale en charge de l’Atlas Mondial du Diabète, de la commission internationale sur le diabète en situation humanitaire et, depuis 2018, de la commission société civile mondiale “WHO Civil Society Working Group on the third High-level Meeting of the UN General Assembly on NCDs”. Depuis, 2015, il anime une chronique nutrition chaque semaine sur Radio France Internationale (RFI) dans l’émission « Priorité Santé », ainsi qu’un compte twitter autour des questions de nutrition mais aussi du diabète en Afrique @StephBesancon. |
Quels sont les enjeux actuels liés à la pandémie au Mali et au Burkina Faso, où votre association, l’ONG Sante Diabète, intervient depuis de nombreuses années ?
En ce qui concerne les données épidémiologiques, il est constaté à ce jour environ 1000 cas [1], au Mali comme au Burkina Faso ; la mortalité semble également relativement basse (moins de 100 décès à date). Plusieurs pistes d’explications existent face à ces constats. Par exemple, la jeunesse de la population peut expliquer le faible nombre de décès et, surtout, de cas graves. Il faut également noter que les enseignements de la réponse à l’épidémie Ebola ont aidé les pays à réagir relativement efficacement, malgré des moyens limités. Ainsi, en ce qui concerne les premiers cas positifs, une hospitalisation automatique a été effectuée afin d’isoler ces patients et d’identifier leurs contacts pour les tester à leur tour. Ce fonctionnement, qui semble porter ses fruits, est un héritage de l’expérience Ebola.
D’autres mesures ont été mises en place comme la fermeture des écoles, des frontières, l’instauration d’un couvre-feu (désormais levé) et des actions de prévention autour des gestes barrières et du port du masque.
Les enjeux pour les pouvoirs publics sont aujourd’hui très clairs ; ils sont structurels. Dans ces deux pays, la problématique est en effet celle de la rareté des capacités d’accueil en hospitalisation, notamment en réanimation. Au Mali, au démarrage de l’épidémie, on comptait seulement 21 lits de réanimation et 10 respirateurs pour l’ensemble du pays. Nous en sommes aujourd’hui à environ 300 lits et, au maximum, 50 respirateurs. La situation est comparable au Burkina Faso. Le système serait ainsi incapable d’absorber une forte hausse des cas positifs et des formes graves de la maladie.
De plus, la plupart des capacités du système de santé sont aujourd’hui mobilisées pour les patients COVID, au risque de ne plus pouvoir accompagner les personnes présentant d’autres maladies, chroniques en particulier. Ce qui est rassurant, c’est que les dirigeants semblent avoir conscience de l’importance de continuer à accompagner les patients présentant d’autres pathologies. Ainsi, Michel Sidibé, ministre de la santé du Mali, a déclaré à l’assemblée mondiale de la santé 2020 : « nous prenons toutes les dispositions pour la continuité des services dans le cadre de la vaccination, du VIH, de la tuberculose, du diabète et autres ».
Etant donné les faibles capacités d’accueil en réanimation, le principal enjeu en lien avec le COVID est logiquement de limiter au maximum les hospitalisations ; pour moi, les défis sont ainsi principalement axés sur la prévention. Il faut notamment protéger au maximum les personnes fragiles, c’est-à-dire âgés et/ou présentant des facteurs de comorbidité. En parallèle, il est nécessaire que ces pays parviennent à monter en puissance sur leurs capacités de dépistage, tout en veillant à ce que le système hospitalier puisse prendre en charge les cas positifs qui le nécessitent.
Au niveau de la population, la situation est très compliquée ; il est en effet très difficile de respecter les règles de confinement et de distanciation physique. Une grande partie de la population n’est pas salariée et doit chaque jour trouver les moyens de nourrir sa famille : ventes au marché, embauches d’une journée sur des chantiers, etc. De plus, la plupart du temps, les foyers sont composés de nombreux membres, les repas se font en commun dans des plats partagés, etc. La question des relations intergénérationnelles est également difficile à gérer : il faut en théorie limiter au maximum les échanges entre jeunes et personnes âgées. Mais ces dernières contribuent au quotidien à la vie de la famille, s’occupent des enfants, etc. Dernier exemple, les mosquées n’ont pas été fermées, notamment en lien avec la période de ramadan. Face à la situation engendrée par la crise sanitaire, une bonne partie de la population de ces deux pays semble être dans une position fataliste voir dubitative. Le reste de la population est inquiète, notamment au regard des images qu’elle a pu voir de la situation dans les autres pays (en Europe par exemple). Cette inquiétude est, de fait, amplifiée par les difficultés rencontrées à respecter les consignes sur les gestes barrières. Afin de répondre à ces différentes réactions, les associations s’appuient sur la sensibilisation communautaire : il s’agit d’accompagner la prise de conscience qu’il y a une problématique réelle et qu’il ne faut pas la contourner. Cependant, l’impossibilité de regrouper plus de cinquante personnes rend les activités de sensibilisation de groupe plus difficiles : de nouvelles façons de mener ces actions sont en train d’être inventées.
En ce qui concerne les malades chroniques, le principal message porte habituellement sur l’observance des traitements et, donc, sur l’importance du respect des rendez-vous médicaux réguliers. Aujourd’hui, le déplacement vers les centres de santé ne doit se faire que pour des besoins impérieux. Là aussi, la crise a un impact direct sur les activités de prévention, mais également d’éducation thérapeutique. Les modalités de suivi de ces patients ont ainsi été adaptées, via notamment le développement d’outils numériques.
Il y a un vrai enjeu communautaire à propos de ces populations fragiles : elles doivent prendre conscience qu’elles sont plus à risque, pas de contracter le virus, mais des conséquences en matière de gravité si elles sont malades du COVID-19. Les pouvoirs publics ont pris conscience de la question fondamentale de l’âge et des comorbidités et de l’importance d’informer au mieux ces personnes. Il est par exemple envisagé, au Burkina Faso, un dépistage avancé des personnes présentant des facteurs de comorbidité, pour avancer au plus tôt leur prise en charge en cas de test positif.
Face à cette situation, Quel est, dans les grandes lignes, la réponse apportée par l’ONG Santé Diabète auprès des personnes malades chroniques ?
En Afrique, l’inquiétude est renforcée pour les personnes atteintes de diabète car elles présentent des diabètes souvent moins bien équilibrés, ainsi que d’autres comorbidités associées comme l’obésité ou encore l’hypertension artérielle.
Au Mali et au Burkina Faso, grâce au soutien d’Expertise France / Initiative 5%, de l’Agence Française de Développement et de la World Diabetes Foundation, nous menons plusieurs actions, dont des campagnes massives de prévention [2]auprès des personnes concernées par le diabète, les maladies cardiovasculaires ou l’hypertension artérielle (plus de 2500 personnes)Il s’agit d’une campagne ciblée de SMS avec 3 types de messages : sur les gestes barrières, en expliquant pourquoi et comment ne pas se contaminer, sur l’importance de disposer à domicile de suffisamment de traitements pour éviter les ruptures et sur la nécessité de bien garder contact avec son médecin, afin de garantir un dépistage et une prise en charge rapide en cas de symptômes.
Il est également proposé aux malades chroniques de s’inscrire dans des plateformes d’échanges WhatsApp avec des médecins spécialistes, pour faciliter le dialogue et l’accompagnement sans, bien entendu, que cela remplace la consultation médicale physique lorsqu’elle est nécessaire.
L’ONG Santé Diabète va également utiliser les médias, radio et télé (internationaux type RFI et TV5 Monde par exemple, mais aussi nationaux et locaux), pour s’adresser aux malades chroniques de façon simple et humaine. Ces actions sont mises en œuvre en partenariat avec chaque ministère de la Santé.
Enfin, nous organisons avec Médecins sans frontières une formation des associations de patients sur les mesures barrières, pour disposer ainsi de pairs-relais, et des distributions gratuites de masques pour les personnes malades chroniques.
Quels sont selon vous les principaux sujets mis en lumière par l’épidémie actuelle ?
Le premier enjeu porte sur la continuité des traitements et, donc, la capacité d’approvisionnement et de distribution sans ruptures. En effet, avec le COVID-19, les frontières ont été fermées et le nombre d’avions a fortement diminué ; l’approvisionnement international en traitements est devenu un réel problème. Il est évidemment indispensable de garantir une continuité des traitements pour les personnes diabétiques, qui ont recours à des médicaments d’importance vitale (« life saving drugs »), comme l’est l’insuline. Notre ONG œuvre depuis le début de la crise en totale collaboration avec les pouvoirs publics afin de garantir la continuité de l’approvisionnement et de la distribution aux patients.
Un autre sujet majeur, pour l’avenir, est l’accès aux possibles traitements et vaccins pour le COVID-19. Cette problématique ne doit pas être caricaturée selon un prisme « Nord-Sud », mais être réfléchie de façon beaucoup plus large. En effet, il est désormais démontré que les problématiques d’accès aux traitements peuvent être parfois au moins aussi complexes pour des personnes non assurées aux Etats-Unis que pour des patients en Afrique. Il me semble nécessaire d’anticiper une réponse globale adaptée à l’ensemble des populations pour cet accès aux traitements et aux vaccins.
On l’a vu, il s’agit également de veiller à ce que l’intégralité des ressources du système de santé ne soit pas dédiée à la réponse au COVID-19. Il est en effet nécessaire que le système continue à fonctionner au mieux pour les autres prises en charge : malades chroniques, santé sexuelle et reproductive, vaccinations, etc.
Viens ensuite la question de la nécessité de développer une réponse systémique à la situation. Le COVID-19 fonctionne comme une maladie transmissible qui représente une menace forte pour les personnes fragiles, les malades chroniques en particulier. Il est ainsi nécessaire que les acteurs qui travaillent habituellement sur les thématiques des maladies chroniques, d’une part, et des maladies transmissibles, d’autre part, avancent ensemble et non pas en parallèle, selon une logique en silos.
Cette crise nous impose de développer une transversalité de la réponse du système de santé. Dans le passé, la mise en place de grands fonds verticaux axés sur certaines pathologies a bénéficié aux patients directement concernés. Elle a cependant pu avoir des impacts, parfois négatifs, sur les systèmes de santé. Il est désormais indispensable de trouver de nouveaux moyens de développer une réflexion qui englobe l’ensemble du système avant de déployer des réponses spécifiques à certains groupes de population. Cela signifie, en particulier, qu’il est très important d’impliquer davantage, aux côtés des acteurs du champ de des maladies transmissibles, l’ensemble des acteurs du renforcement des systèmes de santé dans les réflexions autour des enjeux de santé mondiale qui transcendent les frontières nationales et qui appellent des réponses collectives et coordonnées à l’échelle internationale.
La crise du COVID-19 a montré, à mon avis, qu’il nous est nécessaire de prendre de la hauteur et de passer ainsi d’une offre de soins à une offre de santé, plus globale, et de joindre la réflexion autour de l’individu à une pensée systémique. En particulier, les systèmes de santé actuels sont, dans leur ensemble, particulièrement centrés sur le curatif et pas assez sur le préventif. L’adaptation de l’offre de soins aux besoins de prise en charge est en enjeu majeur, mais qui doit être dépassé pour une vision plus large de santé publique.
[1] Cet entretien a été réalisé le 19 mai 2020.
[2] Cf. sur le site de l’ONG Santé Diabète, le document de présentation de cette stratégie