Impact sur la santé du projet de loi Immigration
LE DOSSIER DU MOIS
NOVEMBRE/DECEMBRE 2023 :
« Rapport sur l'Aide médicale de l'Etat » par Claude Evin et Patrick Stefanini
INTERVIEW
Impact sur la santé du projet de loi Immigration
LE POINT DE VUE DE :
Caroline Izambert
DOCTEURE DE L’EHESS - AIDES
Fabrice Pilorgé
DIRECTEUR PLAIDOYER DE AIDES
L’Aide médicale d’Etat (AME) a été mise en péril lors de la discussion du projet de loi au Sénat, qui l’a transformée en « Aide médicale d’urgence ». Cette évolution restrictive a été battue en brèche lors de l’examen du texte en commission des Affaires sociales de l’Assemblée, qui a rétabli l’AME. Selon vous, quelles auraient été les conséquences de cette restriction ?
Caroline Izambert : A ce stade, le projet de réduction à l’AME est abandonné. Au-delà de son caractère choquant sur le plan humain, inutile d’un point de vue économique et délétère pour la santé publique, il posait aussi des questions de faisabilité.
Tout d’abord, il n’existe pas en médecine, une ligne de partage entre les soins urgents et non-urgents. Par exemple, la dialyse peut être considérée à la fois comme un soin urgent, mais aussi un soin sur le long terme dont on a besoin chaque semaine. Ce n’est jamais la nature du soin qui détermine son caractère urgent – ou non. Imaginons malgré tout qu’on aurait pu limiter l’accès, non pas par la définition des soins accessibles, mais par le mode d’entrée dans le système de santé. Et que l’on réserve aux sans-papiers les urgences comme seul mode d’entrée dans le système de santé. On repère vite le premier problème. La pandémie de Covid-19 a mis en valeur une crise profonde de l’hôpital public, qui se matérialise beaucoup au sein des services d’urgences, qui sont saturés, avec une démographie médicale en berne.
Les personnes en situation irrégulière ne sont pas nombreuses, à l’échelle de la population française - on parle de quelques centaines de milliers de personnes - mais très concentrées géographiquement, en région parisienne, à Marseille et dans certains territoires d’Outre-mer comme la Guyane. Limiter leur accès aux soins aux urgences conduirait simplement à engorger des établissements déjà sous tension tels que ceux de l’AP-HP ou de l’AP-HM, qui devraient supporter cet afflux supplémentaire de patients, alors même que les professionnels travaillent à la mise en place d’un certain nombre de réformes visant à faire baisser la pression sur ces urgences.
Le second point que je souhaite aborder concerne les problématiques de santé publique et d’économie. On le sait très bien, notamment sur la question du VIH, plus les pathologies sont dépistées et prises en charge tôt, plus la prise en charge sera meilleure et plus efficace. Et non seulement elle sera plus efficace, mais elle sera également plus efficiente. La prise en charge sera moins coûteuse, les dépistages effectués tôt diminuent le risque que les défenses immunitaires soient atteintes. Cela augmente les chances que le traitement de première ligne fonctionne, que la charge virale devienne indétectable beaucoup plus vite, et donc que le risque de transmettre le virus disparaisse, etc. Que ce soit pour la santé individuelle ou la santé publique, réduire l’Aide médicale d’Etat aux soins d’urgence nous fait reculer de plusieurs pas, elle fait courir le risque de réduire à néant tous les efforts que l’on a fait jusque-là. Ici on prend l’exemple du VIH, mais ce raisonnement fonctionne pour les maladies cardio-vasculaires ou d’autres problèmes de santé.
On remarque aussi que les caractéristiques populationnelles des bénéficiaires de l’Aide médicale d’Etat indiquent que c’est une population qui est plus touchée que les autres par un certain nombre de maladies infectieuses (VIH, tuberculose, etc.) et qui, au cours de son séjour en France, a un profil qui ressemble fortement à celui de la population dite « générale » en situation de fragilité économique, avec des maladies chroniques, cardiovasculaires, du diabète, etc. Cette population aura donc des besoins de santé qui nécessitent une prise en charge rapide.
Et puis, évidemment, s’attaquer à l’AME, c’est s’attaquer aux droits humains. Surtout dans un pays qui a affirmé depuis plus de 20 ans, avec le vote de la couverture maladie universelle, que l’accès aux soins ne peut pas être subordonné au fait d’avoir cotisé, au fait d’avoir une mutuelle ou à un certain niveau de revenus. Ce principe a été endossé par la droite comme par la gauche. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on a vu de multiples prises de position sur l’Aide médicale d’Etat depuis quelques semaines, car sa remise en cause atteindrait un fondement du pacte social. Limiter drastiquement l’accès aux soins à une population en France, c’est questionner la valeur de la vie humaine, et ce n’est pas tolérable. Se pose également la question de la déontologie médicale : avec une telle réforme, on demande aux médecins de procéder à un tri. Les médecins « trient » déjà les personnes, les malades, cela fait partie de la pratique médicale, mais ils le font sur des critères cliniques – selon l’état de santé de la personne, les outils qu’ils ont pour la soigner, les ressources médicales disponibles à un instant T etc. Ils ne sont pas censés trier selon des critères administratifs comme le statut des personnes au regard du droit au séjour.
Cependant, même si le projet de réduction aux soins urgents n’est plus à l’ordre du jour pour cette loi, le gouvernement actuel ne semble pas abandonner le projet de réformer l’AME. Le rapport rendu par Claude Evin et Patrick Stefanini sur le sujet, même s’il contient des constats pertinents – comme le fait que l’AME n’est pas un facteur de migration, avance des propositions particulièrement inquiétantes comme le fait d’empêcher l’accès à l’AME pour des personnes ayant reçu une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) avec mention d’une menace à l’ordre public. Cette volonté de lier accès aux soins, politiques migratoires et préoccupations sécuritaires est très inquiétante.
De plus, le projet de loi immigration contient une disposition particulièrement préjudiciable à la santé des étrangers en modifiant les conditions d’appréciation pour l’accès aux droits au séjour pour soins. Si le texte tel qu’il arrive à l’Assemblée était voté, il suffirait que le traitement existe quelque part dans le pays d’origine du demandeur, indépendamment des conditions à son accès, pour que le titre soit refusé. Prenons l’exemple du VIH : l’accès aux antirétroviraux a fait des progrès indéniables dans de nombreux pays ces dernières années mais cela ne veut en aucun dire que les traitements sont accessibles à tous, notamment si vous appartenez à des groupes marginalisés, avec un approvisionnement régulier et adapté aux caractéristiques de la pathologie. Comme il y a 25 ans quand a été adopté le principe de non-expulsabilité des personnes gravement malades , pour quelqu’un vivant avec le VIH, un renvoi vers son pays d’origine peut être synonyme de condamnation à mort. On s’étonne qu’alors que la France se présente comme la championne de la lutte contre le VIH au niveau mondial, il puisse être envisager de bafouer les droits humains fondamentaux de personnes séropositives vivant sur son sol.
En s’attaquant à la santé des étrangers, on cherche à satisfaire une partie de l’opinion qu’on a volontairement construit dans la conviction – dans un contexte de réduction de la qualité des soins et de l’accessibilité des soins pour tous – que si les maternités de proximité vont fermer peu à peu, si l’accès à un médecin généraliste est plus compliqué, c’est peut-être parce que le système est trop généreux pour les étrangers.
Fabrice Pilorgé : Commençons par dire pourquoi ce sujet de l’AME préoccupe autant une association de lutte contre le VIH. Tout simplement parce que les populations nées à l'étranger font partie, avec les populations gays/HSH, des populations les plus exposées à un risque de contamination et qui ont donc un besoin crucial d’accéder à un accompagnement en santé et à une offre de soins de la meilleure qualité possible, soit pour que les personnes restent séronégatives, soit pour qu’elles puissent se soigner convenablement, si elles sont séropositives.
Dans le domaine du VIH, si l’on prend en charge médicalement une personne au moment où elle se contamine, ou très peu de temps après sa contamination, cela a plusieurs avantages. Pour elle-même, tout d’abord. Cela implique qu’elle aura très vite une charge virale supprimée, dite « indétectable ». Le traitement sera efficace et la quantité de virus qui circulera dans son sang ne sera plus délétère, ou elle le sera moins, notamment pour son système immunitaire, mais aussi pour l’ensemble de ses organes. Aussi, plus vite on prend en charge, plus la santé des personnes est préservée, plus la prise en charge est allégée et plus la personne a des chances d’avoir une quantité et une qualité de vie qui rejoignent celles de la population séronégative.
Cela a aussi un intérêt en termes de prévention et d’impact sur l’épidémie, puisqu’une personne qui prend un traitement antirétroviral qui fonctionne, ne transmet pas le VIH. Pour le dire autrement, si on arrive aux soins à un stade tardif du développement de la maladie, dans le cas où l’on n’a pas eu accès aux soins, où l’on n’a pas été dépisté, où l’on a pu être dépisté sans s’inscrire ensuite dans une prise en soin, eh bien on développe un risque important de surmortalité ou d’hospitalisation. Et cela a un coût économique, tout autant que des conséquences sur la santé des personnes. Prendre en charge tardivement dans le domaine du VIH, ça met les personnes en difficulté de santé, ça propage l’épidémie et ça coûte plus cher.
Et pour revenir sur un point qu’a abordé Caroline, il est vrai que l’impact de la mise en place d’une Aide médicale d’urgence sur les deux grandes maisons d’hospitalisation que sont l’AP-HP et l’AP-HM est flagrant. D’ailleurs à ce sujet-là, les deux directeurs ont pris la parole sur France Culture et France Inter. Et ce n’est pas très étonnant que ces personnes - qui font rarement des interventions comme celles-ci - soient intervenus. Cela renforce l’idée qu’il y a un véritable risque sur les urgences, mais aussi sur tout le reste de l’hôpital. Et ce risque, il aura des répercussions sur la population en général.
On peut dire que l’AME a un impact sur la santé des individus, un impact sur la dynamique de l’épidémie de VIH et peut avoir un impact sur le système de santé avec des répercussions délétères sur la santé de l’ensemble des usager.e.s.
A Paris, AIDES gère un SAVS (Service d’accompagnement à la vie sociale), un dispositif de soutien de personnes éloignées du soin qui est fréquenté majoritairement par des personnes migrantes ou étrangères. Des personnes qui sont évidemment très inquiètes. C’est-à-dire que ce moment politique crée des tensions chez les personnes et dans les organisations, alors qu’on n’en a vraiment pas besoin. On a suffisamment de travail. Lutter contre le sida c’est déjà très engageant comme action au quotidien. Vous ajoutez cette tension et vous transformez de gentilles dames de 80 ans en activistes furieuses. J’ai été très frappé de voir cela, le week-end dernier à l’occasion d’un regroupement de nos militant.e.s parisien.ne.s pendant lequel je suis allé faire un point de situation sur l’AME. Au sein de ce groupe, qui comprend à la fois de très jeunes militant.e.s et des personnes qui ont jusqu’à 80 ans, des ancien.ne.s de AIDES autant que de très récents, il y avait cette même angoisse chez chacun, mais aussi une ferme volonté d’agir. J’ai rarement vu une énergie, un engagement et des craintes aussi importantes, alors que je fréquente ces lieux de débats internes de la démocratie associative depuis assez longtemps.
Comment agit-on, quels sont nos moyens d’actions à ce stade, si la réforme de l’AME est votée ?
Caroline Izambert : La mobilisation est extrêmement importante, à un niveau qui est même inédit, ce qui a probablement permis de limiter la casse de l’AME.
Il faut se rappeler que l’on parle d’une population très fragile. Dans son très bon ouvrage Vivre sous la menace, l’anthropologue Stefan Le Courant montre que la vie des personnes sans-papiers est traversée de bout en bout, 24h/24, par la peur de l’expulsion. On est dans une période particulièrement répressive. Il y a toujours, et ce depuis plus de 30 ans, des collectifs de personnes sans-papiers, mais on est dans un moment où il n’est pas facile pour ces mouvements de s’exprimer. Ces personnes n’ont pas beaucoup de marge de manœuvre, et ont des vies qui ne laissent pas beaucoup de place à l’activisme. Elles sont privées de l’expression politique, du fait de l’absence d’une politique de régularisation en France. Et c’est un souci.
Dès lors que les personnes concernées ne peuvent pas ou plus se mobiliser, la prise de parole se déporte vers les soutiens de la cause et les professionnels de santé ou de l’action sociale. Un certain nombre de médecins disent qu’ils n’appliqueront pas une restriction aux urgences. Cette prise de position est souhaitable mais dans les faits, cela serait extrêmement compliqué. On n’est plus dans une médecine du 19ème siècle où l’essentiel reposait sur le colloque singulier entre un patient et un médecin. Il n’y a rien aujourd’hui qui ne nécessite pas de la biologie ou qui ne fasse pas appel à d’autres spécialités, qui nécessite de justifier d’une couverture maladie et d’une prise en charge. Donc il faudrait imaginer des réseaux de soins extrêmement solides, organisés, pour pouvoir organiser une prise en charge complète.
Fabrice Pilorgé : Concernant la mobilisation, en tout cas du côté de AIDES, il peut y avoir deux types de réponse. D’un côté, des actions de plaidoyer, qui s’appuient sur des données issues de notre activité d’accueil et d’accompagnement des personnes. De l’autre, AIDES peut s’appuyer sur sa pratique de l’accompagnement et ce qu’elle permet de montrer comme bénéfices pour les individus et la collectivité. Nous avons notamment ouvert une expérimentation de centre de santé sexuelle dans laquelle, par exemple à Marseille, 40% de la population accueillie est composée de personnes migrantes ou étrangères. D’ailleurs, une partie de cette population ne bénéficie pas de l’AME et nous la prenons en charge gratuitement, notamment sur des aspects de prévention.
Notre action marche donc sur deux pieds : la démonstration qu’une réponse adaptée aux enjeux de santé des personnes est pertinente, efficace et efficiente, mais aussi une réponse de documentation, de dénonciation et de plaidoyer sur l’évolution des politiques publiques.
Toutefois, notre action, même si elle est importante, a ses limites. Nous ne serions pas en capacité d’accompagner toutes les personnes qui perdraient le bénéfice de l’AME. Et les autres organisations du réseau de lutte contre le VIH et les hépatites non plus. Nous ne sommes pas dimensionnés pour cela, et nous ne nous occupons pas de tous les problèmes de santé mais uniquement ceux en lien avec la santé sexuelle, le VIH et les hépatites. C’est tout l’intérêt de l’AME, il s’appuie sur l’hôpital et la médecine de ville. Donc notre action a des limites certaines.
Quoi qu'il arrive lors de l’examen du projet de loi, nous poursuivrons l'accompagnement et l'accès aux droits des personnes – pour les droits qui resteront, parce qu'il en restera peut-être quand même quelques-uns. Il nous est arrivé, dans l’histoire de l’association, d’entrer régulièrement en tension avec les pouvoirs publics, au point parfois d’agir de manière illégale.
Caroline Izambert : Dans le VIH, la dimension biomédicale de l’accompagnement en santé occupe aujourd'hui une place très importante du fait du rôle majeur que jouent les antirétroviraux en matière de soin comme de prévention. Aujourd'hui en France, l’accès à ces médicaments sans couverture maladie est extrêmement compliqué, voire impossible. On sera très vite coincés sur ce point si on accueille un grand nombre de personnes sans prise en charge. Faudra-t-il passer par l’importation de valises de médicaments génériques indiens, qui nous mettrait en dehors des clous de la loi ? La question se posera et aura des conséquences extrêmement graves, c’est certain.
En matière de VIH, depuis une vingtaine d’années, et que ce soit avec des gouvernements de droite ou de gauche, nous avons toujours réussi à faire reconnaître un certain nombre de consensus. Sauf à l’extrême droite, il n’existe pas de mouvement politique anti Prep ou anti Programmes d’Echange de Seringues. On a toujours réussi à travailler, malgré un contexte parfois hostile pour la santé publique, souvent répressif pour populations qui sont le plus touchées. Néanmoins, on a réussi à se parler et à avancer. Je pense que là, il y aurait quand même une rupture de confiance un peu inédite avec les institutions, qui ne présage rien de bon.
Fabrice Pilorgé : Effectivement, le gouvernement s’est fixé un objectif de fin d’épidémie du VIH en 2030. Ce qui implique un niveau de contaminations qui ne soit plus un enjeu de santé publique, qui deviendrait « résiduel ». Pour y parvenir, nous ne sommes pas en avance, pour beaucoup de raisons d’ordre organisationnel : lenteur des processus administratifs, longueur des processus d’autorisation de l’innovation en santé, etc. On n’est déjà pas dans la dynamique qui permettrait de parvenir à cette réussite en 2030. On pourrait décaler l’objectif, en 2040 ou 2045, mais l’environnement en santé tel qu’il évolue, tout simplement du fait de l’évolution du climat, ne laisse pas forcément présager qu’en 2045, le VIH sera le plus grand problème de santé publique auquel nous ferons face.
Si on ajoute à cela la suppression ou la réduction de l’accès à la santé, c’est une espèce de folie. Les flux migratoires existent, parce que les populations ont besoin de se nourrir et de vivre tout simplement. Limiter les flux migratoires, contraindre l’accès à la santé et aux soins, tout cela risquerait de faire échouer la réalisation de l’ambition que s’est fixé lui-même le gouvernement à propos du VIH. Ça serait une bêtise sans nom.
Ensuite, concernant nos moyens d’actions à ce stade, il existe un large répertoire d’actions. L’activation d’une dynamique inter associative par exemple. Les stratégies inter associatives sont partagées de façon plutôt informelle, et c’est parfois plus efficace qu’une plateforme inter associative à proprement parler. Elles créent de la visibilité, et une mobilisation importante des acteurs et professionnels de santé et d’un certain nombre de citoyens.
Jusqu’au vote de la loi par l’Assemblée Nationale, il y aura quelques mobilisations de militants dans l’espace public, et ensuite il y a beaucoup d’autres choses qui sont faisables en termes de travail avec les partis politique, notamment ceux qui pensent que ce qui est en train de se passer est délétère pour les finances publiques, la santé publique et les droits humains. Nous ne cesserons pas nos mobilisations le soir du vote. Que l’AME soit remise en cause, ou d’autres dispositifs en lien avec le droit au séjour pour soins, la mobilisation autour du sujet nous aura permis de construire un rapport de forces pour l’avenir.
Nous ne partons pas vaincus, et nous n’arrêterons pas de nous mobiliser. C'est la force du mouvement associatif : lorsque certains sont épuisés, d’autres prennent le relais.
Si ces mesures restrictives étaient adoptées, on reviendrait tout de même à un état de crise que l’on n’a pas connu depuis longtemps dans le VIH. Je dirais même que l’on reviendrait à un niveau d’urgence d’avant l’arrivée des antirétroviraux pour un certain nombre de personnes, notamment si ces personnes n’avaient plus accès aux antirétroviraux, à l’AME, à des papiers, à un statut, etc.
Le sujet de la suppression ou de la restriction du dispositif de l’AME n’est pas neuf, il est même un « marronnier » du débat parlementaire. Selon vous, pourquoi ce sujet est amené sur la table si souvent alors même que, comme vous l’avez dit, l’existence de de l’AME n’a pas d’impact sur les flux migratoires ?
Caroline Izambert : François Héran, professeur au Collège de France, a beaucoup travaillé sur le fait que les politiques migratoires font partie des politiques qui sont les moins informées par les données de connaissance disponibles et les résultats de la recherche. Il mobilise fréquemment un exemple : la France est souvent présentée, et pas seulement à l'extrême droite, comme submergée par les flux migratoires, alors que les données montrent qu’en Europe, aujourd'hui, les immigrés ne choisissent pas la France comme pays dans lequel s'installer. Non pas que les politiques de santé soient toujours parfaitement informées par les données de la science, mais malgré tout, il y a un rapport aux connaissances qui n'est pas le même que pour les politiques migratoires.
Un deuxième fait, qui peut paraître un peu anecdotique, contribue, à mon avis, à ce que l’AME occupe une telle place dans le débat public, malgré son petit budget et le faible nombre de personnes couvertes : l’AME est financée sur le budget de l’État et non sur celui de la Sécurité sociale comme le reste des dépenses de santé. Cette subtilité conduit à discuter, chaque année, du budget de l’AME lors de l’examen du projet de loi de finances et à faire de l’AME ce « marronnier » parlementaire. Si la couverture maladie des personnes en situation irrégulière, les « sans-papiers », était intégrée à la Sécurité sociale, il en irait autrement. Ce traitement à part contribue à en faire un objet fortement politisé.
Par ailleurs du côté de la santé, on est dans un état de crise profond du système de santé. Un certain nombre de gouvernements ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités en la matière. Le sujet de l’AME permet de dire : « écoutez, ce n'est peut-être pas la faute des gouvernements qui ont mis en place le numerus clausus très bas, qui ont sous investi dans l'hôpital public. C’est plutôt la faute de la pression que des étrangers en situation irrégulière exercent sur notre système de santé. » Donc c'est une façon de répondre à une angoisse légitime d'une partie de la population, qui voit le système public de santé se dégrader et d'y apporter une explication qui exonère complètement la responsabilité des personnes qui ont été aux manettes pendant un certain nombre d'années.
Le dernier argument que j’avancerais, c’est que l’on assiste à une vraie opposition entre une partie de la classe politique et le monde associatif. On voit que les associations qui font du secours en mer sont criminalisées. Elles ont d'abord été montrées du doigt comme suscitant de l’immigration et aujourd'hui, elles sont traitées de complices des passeurs. Le monde associatif et parfois même le monde des soignants sont tenus pour responsables d'un certain nombre de difficultés du système. C’est extrêmement inquiétant.
Fabrice Pilorgé : Oui, la pénalisation de ces mouvements est très inquiétante. Il y a beaucoup de fantasmes sur les flux migratoires. Il y a aussi beaucoup de fantasmes sur le travail que peuvent faire les associations. Le débat sur la Cimade m’a beaucoup frappé, lorsqu’il a été question de lui retirer une partie de ses crédits. En réalité, elle ne fait que son travail, elle applique le droit et aide les personnes à accéder à leurs droits, ce pour quoi elle est financée par l’Etat.
Un autre élément plus contextuel entre en ligne de compte, les élections européennes qui se tiendront en juin prochain. Dans ce contexte, on est déjà dans une certaine forme de campagne. Au sein de la majorité, les avis sont partagés sur la préservation de ces dispositifs favorables à la santé des étrangers. A droite, il y a une surenchère dans la volonté de les restreindre. La majorité présidentielle n'a pas de doctrine très assurée là-dessus, même si le ministre de la Santé, plus que droit dans ses bottes, et la Première ministre ont plusieurs fois rappelé leur attachement au maintien de l’AME.
L’AME est l'arbre qui cache la forêt d'autres dispositions de ce projet de loi, qui risquent de précariser encore davantage les personnes étrangères, alors qu’une partie des problèmes de santé de ces populations est liée à leur statut administratif et social déjà précaire.
Aussi, même en maintenant l'AME et le droit au séjour pour soins tel que ces dispositifs existent actuellement, d’autres dispositions du projet de loi pourraient avoir un impact sur la santé des gens par la précarisation de leur statut légal ou social.
Même si l’on se passerait bien de devoir mener ces combats au rythme de chaque loi sur l’immigration, il y a là une belle illustration du fait qu’une approche de promotion de la santé implique d’agir sur l’environnement légal et social des individus et des groupes, et pas seulement sur le système de soin ou même de santé à proprement parler. C’est ce à quoi nous nous employons, en tout cas pour ce qui concerne les groupes les plus exposés au VIH et aux hépatites.
Le rapport rendu par Claude Evin et Patrick Stefanini sur le sujet, même s’il contient des constats pertinents – comme le fait que l’AME n’est pas un facteur de migration, avance des propositions particulièrement inquiétantes comme le fait d’empêcher l’accès à l’AME pour des personnes ayant reçu une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) avec mention d’une menace à l’ordre public. Cette volonté de lier accès aux soins, politiques migratoires et préoccupations sécuritaires est très inquiétante.
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Communiqué : Après l'AME, défendons le droit au séjour pour raisons de santé !
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